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Lettre ouverte à la Directrice générale de l’Oms
BBC

Tout en prenant acte de la nouvelle volonté de l’Oms de lutter avec vigueur contre les hépatites, nous craignons malheureusement que non seulement le nombre de décès ne se réduise pas rapidement mais au contraire risque d'augmenter d'ici à 2030 en Afrique sub-saharienne, du fait de l'arrivée de classes d'âge nombreuses pas encore ou mal vaccinées, des traitements hors de prix et inaccessibles pour des populations défavorisées, des moyens humains médicaux insuffisants et mal répartis.

Madame La Directrice Générale de l’Oms,

Le 20 juillet 2016, soit quelques jours avant la date de la journée mondiale sur les hépatites, vous donniez de nouvelles estimations de décès des hépatites dans le monde et présentiez les ambitions de l’Oms pour réduire le fardeau à l'horizon 2030.

Vos estimations actuelles de décès des hépatites en 2016

Pour ce qui concerne vos estimations de décès, vous suggérez le chiffre de 1,45 millions de décès par an pour les hépatites (1), soit le même que celui de l'Institute for Health Metrics and Evaluation (Ihme, financé par la fondation Bill et Melinda Gates) issu du Global Burden of Disease (Gbd) 2013. The Lancet a publié, le 6 juillet dernier, une étude qui reprend cette estimation de l'Ihme. Ce chiffre comprend les hépatites A, B, C et E, et est concentré à plus de 80% sur les hépatites B et C. Il est logique que l’Oms et l'Ihme soient désormais sur la même longueur d'onde après leur partenariat de mai 2015. L’Oms restait jusqu'à présent très en retrait dans ses estimations par rapport à l'Ihme. Ce partenariat a été justifié par la volonté d'améliorer la qualité des estimations, considérant que «des statistiques sanitaires exactes sont le fondement d’un bon système de santé ».

Par ailleurs, et à l'occasion de la journée mondiale 2016, la Directrice régionale de l’Oms pour l'Afrique, le Dr  Matshidiso Moeti, suggérait que les prévalences des porteurs chroniques d'hépatites B et C étaient estimées à environ 120 millions (100 millions pour la B, 19 millions pour la C) (2). Nous sommes globalement d'accord avec ces chiffres que nous avons déjà eu l'occasion d'évaluer les années précédentes lors des travaux de l'Initiative panafricaine de lutte contre les hépatites en relation avec un grand nombre d'acteurs africains.

Maintenant, l'estimation de 130 000 décès par an de la part de l'Ihme pour l'Afrique subsaharienne semble particulièrement basse. Nous l'avions déjà exprimé fin 2013 à l'occasion de la sortie du Gbd 2013 (3).

Sur le site de l’Oms, évoquant l'étude de l'Ihme parue dans The Lancet, l'équipe en charge des hépatites mentionne à la fois l'intérêt de la démarche de l'Ihme mais aussi sa grande complexité, semblant indiquer qu'il faille encore améliorer la manière dont les décès des hépatites sont appréhendés. (4)

« L’étude Stanaway et collègues et l’analyse effectuée précédemment ont utilisé des méthodes statistiques complexes reposant sur plusieurs hypothèses et sur des estimations de l’incidence et de la prévalence de l’infection par le virus de l’hépatite ainsi que sur le nombre de décès enregistrés dans les certificats de décès. Malheureusement, ces mesures sont particulièrement insuffisantes pour l’hépatite, les estimations étant très variables concernant le nombre de personnes vivant avec une infection hépatique et on observe également une notification insuffisante des décès imputables à la cirrhose et au cancer du foie dus à l’hépatite. »

L'équipe hépatites de l’Oms suggère par ailleurs que les ratios de mortalité des hépatites les plus élevés se trouvent notamment en Afrique de l'Ouest avec un taux de 33,5 décès pour 100 000 habitants par an. Il convient de noter que les autres zones subsahariennes ont également des taux de prévalence aux hépatites élevés. Si on essaye de calculer le ratio de l'Ihme pour les pays d'Afrique de l'Ouest, on trouve un ratio environ deux fois inférieur à celui de l’Oms, aux environs de 17 décès par 100 000 habitants. Rien que pour l'Afrique de l'Ouest (qui compte à peu près le tiers du poids démographique de l'Afrique subsaharienne), le ratio de l’Oms donnerait approximativement 50 000 décès en plus par rapport à celui de l'Ihme. Nous sommes ainsi donc potentiellement face à des écarts matériels, que ce soit à l'échelle sous régionale, régionale, voire internationale.

 

Pour l'ensemble de l'Afrique subsaharienne, zone de forte endémicité et aux moyens sanitaires encore faibles, le taux de décès de l'Ihme pour 100 000 habitants par an serait selon nos calculs d'environ 14,5, comparativement à environ 19,7 pour l'ensemble du monde (1,45 millions de décès par an pour 7,35 milliards d'habitants). Le taux de mortalité en Afrique serait donc très inférieur à celui en moyenne du monde pour l'Ihme.

Si les pyramides des âges en Afrique sont effectivement plus jeunes qu'ailleurs, on peut quand même noter un âge des décès (en particulier par cancer pour l'hépatite B qui y est très fréquent) bien plus jeune que pour les autres régions du monde, ce qui peut modifier les assiettes de calculs. Si les décès en Europe sont souvent constatés vers 60-65 ans pour ce type de cancer, un peu plus tôt en Asie, en Afrique la moyenne d'âge pourrait davantage se situer aux environs de 30-35 ans, c'est ce que la littérature nous indique ainsi que les spécialistes de terrain.

Le relevé épidémiologique de l’Oms daté du 9 juillet 2004 (5), précisait ainsi que plus l'infection survient à un jeune âge (a fortiori à la naissance comme c'est souvent le cas en Afrique, alors que pour d'autres continents les modes de transmission peuvent être plus tardifs), plus le risque de développer une infection chronique est élevé : « L’apparition d’une infection à Hbv chronique est inversement liée à l’âge et s’observe dans environ 90% des infections périnatales, 30% des infections du jeune enfant et 6% des infections après l’âge de 5 ans. »

Par ailleurs, l'accès au dépistage et pire encore aux traitements sont hélas bien plus faibles en Afrique qu'ailleurs réduisant les chances de correcte prise en charge.

Il nous semble que l’Oms et l'Ihme devraient bien préciser à partir de quelles données nationales et à partir de quelles méthodes de calculs ils arrivent à de telles estimations, et qui devraient pouvoir être facilement vérifiées par les spécialistes de chaque pays.

Nous donnons à titre indicatif, en fin d'article les estimations de décès des hépatites issus de l'Ihme pour les pays sub-sahariens et présentés en 2013 par le journal The Economist (6). Nous invitons les spécialistes de chaque pays à les vérifier dans leur contexte et éventuellement à demander des explications si nécessaire à l’Oms, à l'Ihme, ou encore au Lancet qui les a publiées.

Vos ambitions de réduction des décès pour 2030

Tout d'abord, vous regrettez que « Le monde a ignoré l'hépatite à ses risques et périls ». (1) Si nous sommes d'accord avec vous sur ce constat général, il conviendrait tout de même de considérer que l’Oms aurait pu être plus alarmiste plus tôt. Bien que l’Oms reconnaisse l'efficacité de la vaccination dès la naissance contre l'hépatite B (sous 24 heures) et l'a depuis très longtemps recommandé au sein de « position papers » de qualité, il est surprenant de constater que de nombreux pays subsahariens ne l'appliquent pas encore. Le relevé épidémiologique de l’Oms daté du 9 juillet 2004 (4), précisait pourtant il y a donc déjà 12 ans pour les zones de forte endémicité (le cas des pays sub-sahariens) : «Divers protocoles vaccinaux de vaccination anti-hépatite B sont possibles dans les programmes nationaux, en fonction de la situation épidémiologique et des caractéristiques des programmes. Cependant, dans les pays où une part importante des contaminations par Hbv a lieu en période périnatale, la première dose de vaccin anti-hépatite B sera donnée le plus tôt possible après la naissance (<24 heures). »

Dans une étude de 1996 (7), il y a donc 20 ans déjà, il était suggéré une prévalence de près de 50 millions de porteurs chroniques de l'hépatite B pour l'Afrique subsaharienne, avec un risque de décès pour 25% d'entre eux. Cette étude, recommande par ailleurs, sur la base d'études probantes, la généralisation de la vaccination de masse en Afrique subsaharienne contre l'hépatite B dès la naissance. Le problème des hépatites n'est donc pas nouveau et la forte mortalité associée à une mauvaise protection contre l'hépatite B est connue de longue date, en particulier pour l'Afrique. Un nombre significatif d'Africains porteurs d'une hépatite B chronique vont donc décéder dans les années à venir faute d'une bonne couverture vaccinale depuis 20 ans.

De plus, si les pays subsahariens ont des taux de prévalence particulièrement élevés, on constate encore certains pays où aucune mention n'est faite aux hépatites dans leurs politiques nationales ; l’Oms a pourtant un rôle de conseil privilégié auprès de ces pays. Vous reconnaitrez également je pense que les ressources internes de l’Oms dédiées aux hépatites ont été très faibles pendant de nombreuses années, ce qui n'était pas le cas pour le VIH, voire pour la tuberculose.

Vous annoncez maintenant l'ambition d'une réduction des décès dus aux hépatites B et C de 65% d'ici à 2030, ce qui est un objectif très ambitieux et nous ne pouvons qu'y applaudir. Nous espérons que vous envisagez bien ce taux pour toutes les régions du monde, y compris l'Afrique. Si c'est le cas, cela impliquerait de passer (si nos calculs sont corrects sur la base des données de l'Ihme) d'environ 110 000 décès par an à moins de 40 000 pour les pays sub-sahariens pour les seules hépatites B et C. Ceci nous paraît un challenge particulièrement serré, qui nécessitera des moyens humains et financiers considérables, dans un contexte où les soins primaires ne sont toujours pas à un niveau satisfaisant bien que prioritaires, une lutte contre le Vih partiellement financée et dont le nombre de patients continue à monter, une montée des maladies non transmissibles, sans compter les autres grandes enjeux à résoudre (analphabétisme, pauvreté, insuffisance alimentaire, changement climatique, etc...).

Lorsque le Fmi abaisse ses prévisions de croissance en 2016 pour l'Afrique subsaharienneet désormais bien en dessous du taux de croissance démographique, ce qui implique d'une part une augmentation de la pauvreté et de l'insécurité, probablement une détérioration des contextes qui peuvent favoriser la remontée du VIH et de certaines formes d'hépatites, comment financer des plans ambitieux pour les hépatites avec ce type d'effet de ciseau ?

Si dans les années à venir et pour atteindre les objectifs de réduction des décès, des dizaines de millions (un chiffre à correctement apprécier en fonction des protocoles recommandés) d'africains porteurs d'une hépatite chronique doivent accéder aux traitements. A partir du moment où les molécules existent, et dit-on à des prix de revient souvent faibles comparativement à leur prix du marché constaté, les africains devraient pouvoir largement en bénéficier à des prix modiques. Ceci reste à accomplir mais devrait démarrer dès maintenant. Les spécialistes africains des hépatites (associations de patients et hépato-gastroentérologues) doivent également donner leurs opinions auprès de l’Oms, étant donné le prix des traitements constatés (et coûts des services associés), si une baisse de 65% des décès d'ici 2030 est réaliste ou pas. Laisser des patients sans traitement ou à des prix inabordables ne serait pas responsable pour une région également fortement touchée par le trafic de faux médicaments qui constitue un problème majeur de santé publique. Il reviendra très certainement à des associations internationales de patients comme la World Hepatitis Alliance ou encore l'International Alliance of Patients Organizations, partenaires de l’Oms, d'agir avec une grande fermeté et indépendance dans leurs plaidoyers pour que les laboratoires pharmaceutiques baissent très significativement leurs tarifs, c'est bien ce que les pays africains demandent.

Le modus operandi pour cette nouvelle bataille contre les hépatites mérite aussi d'être posé. Les critiques sur les stratégies verticales pour le Vih sont comme vous le savez nombreuses, et ont pu déséquilibrer les systèmes de santé de base en Afrique avec in fine des résultats décevants sur le sida. Envisagez vous donc cette nouvelle bataille en mettant en place une nouvelle stratégie verticale ou bien au contraire de prévoir enfin des stratégies de santé pleinement intégrées dans chaque pays. Et qui dit intégration dit également utilisation fine des déterminants sociaux de la santé souvent absents de nombreuses politiques nationales de santé, bien qu'ils fussent très utiles pour notamment mieux appréhender le Vih ou encore les hépatites. Des systèmes nationaux intégrés permettraient probablement une meilleure prise en compte des priorités différenciées de chaque pays, ce qui éviterait des réponses tardives sur certaines maladies parce qu'ignorées des agendas internationaux, c'est bien ce que le prisme des hépatites nous a aussi appris pendant de longues années.

Et ce qui concerne votre ambition de réduire de 90% les nouvelles infections aux hépatites B et C d'ici 2030, cela signifie t-il un changement rapide des derniers calendriers vaccinaux en place pour lesquels la vaccination contre l'hépatite B démarre à seulement six semaines, une vaccination de rattrapage pour les adultes ? L’OMS recommande aussi désormais de proposer le traitement antirétroviral préventif (PreP) à toute personne exposée à un risque «substantiel» d’infection par le VIH. Or, le Truvada, qui entre par exemple dans cette catégorie ne protège pas des hépatites, est-il possible de tout concilier au risque même de brouiller les messages de prévention sur les maladies sexuellement transmissibles ?

Tout en prenant acte de la nouvelle volonté de l’Oms de lutter avec vigueur contre les hépatites, nous craignons malheureusement que non seulement le nombre de décès ne se réduise pas rapidement mais au contraire risque d'augmenter d'ici à 2030 en Afrique sub-saharienne, du fait de l'arrivée de classes d'âge nombreuses pas encore ou mal vaccinées, des traitements hors de prix et inaccessibles pour des populations défavorisées, des moyens humains médicaux insuffisants et mal répartis. Nous espérons que l’Oms a déjà des réponses à toutes ces questions pour atteindre les objectifs qu'elle a maintenant fixés et que les faisabilités économique, opérationnelle et humaine ont été bien pesées dans des contextes nationaux hétérogènes.

Conclusions et perspectives

A ce stade de nos analyses, les estimations de décès de l'Ihme (et donc maintenant de l'Oms) nous semblent sous-estimées et ne pas vraiment refléter la réalité du fardeau des hépatites en Afrique subsaharienne. La Direction générale de l'Oms devrait également vérifier la cohérence des taux de mortalité par région suggérés par les spécialistes hépatites de l’Oms (qui semblent déjà plus réalistes) avec les décès annoncés de manière globale ou par région par l'Ihme, on observe manifestement et sauf erreur de notre part des écarts très significatifs (du simple au double), ne serait ce que pour l'Afrique de l'Ouest où nous avons pu comparer les ratios Ihme/OMS.

Par ailleurs, les projections de l’Oms de réduction des décès des hépatites B et C de 65% en 2030 nous semblent très difficiles à tenir en Afrique subsahariennes, si vous vous basez sur les chiffres actuels de l'Ihme et si une pression forte sur le marché des traitements ne s'opère pas dans les meilleurs délais.

Nous espérons que l’Oms aura à cœur de démontrer l'exactitude de ses estimations actuelles (donc a priori les mêmes que celles de l'Ihme) de décès pour tous les pays sub-sahariens et également d'y expliquer de manière détaillée la faisabilité d'une baisse de mortalité de 65% des hépatites B et C d'ici à 15 ans.

Des estimations et des projections sont maintenant en place, elles seront désormais suivies avec une grande attention par tous les acteurs concernés pour garantir leur mise en œuvre. Des registres de décès fiables sur les hépatites doivent pouvoir être garantis par l’Oms dans tous les pays pour suivre sérieusement et de manière transparente l'évolution des objectifs qui ont été fixés, les retards et écarts devront être analysés.

Je souhaite très sincèrement Madame la Directrice générale de l’Oms la réussite pleine et entière de votre plan de lutte contre les hépatites dans le monde, problème connu de très longue date y compris en Afrique. Mais à travers cette lettre ouverte, je souhaite surtout m'assurer que les pays subsahariens ne seront pas déçus par des promesses non tenues. J'espère ainsi que mes analyses, calculs et craintes soient infondés et que vous ne décevrez donc pas les spécialistes et patients bénévoles africains qui ont longtemps prêché dans le désert sur les hépatites, du fait notamment de l'absence de publication d'estimations de décès par les institutions internationales pour ces pays. Une mise à jour rapide de toutes les politiques nationales africaines serait la bienvenue compte tenu de votre nouveau plan et en tenant compte du réel poids du fardeau des hépatites dans chaque pays.

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS



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** Bertrand Livinec est ancien co-coordinateur de l'Initiative panafricaine de lutte contre les hépatites

*** Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur le site de Pambazuka News

**** Les opinions exprimées dans les textes reflètent les points de vue des auteurs et ne sont pas nécessairement celles de la rédaction de Pambazuka News

 

NOTES

1) Message de la Directrice Général de l’Oms : http://bit.ly/2aD87ze

2) Message de la Directrice de l’Oms pour la Région Afrique : http://bit.ly/2aK63TI

(3) Décès des hépatites dans le monde, à quels chiffres se fier ? http://bit.ly/2ajRGWT

(4) Obtenir de meilleures estimations de la charge mondiale de l'hépatite afin de guider les efforts d’élimination de l’hépatite / http://bit.ly/2b2gQxk

(5) Relevé épidémiologique hebdomadaire, Oms, 9 juillet 2004 : http://bit.ly/2aPo1Ve

(6) Estimations Ihme de décès des hépatites (A, B, C et E) par an pour les pays sub-sahariens (données présentées dans The Economist en 2013 à travers une carte intéractive) : http://econ.st/2av430Q