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Crise énergétique, crise alimentaire, crise écologique, changements climatiques, le monde vit des perturbations graves et profondes, dont certaines réflexions tendent à trouver les origines, les manifestations et les continuités à travers des parallèles qui les lient les unes aux autres. Mais pour Samir Amin, directeur du Forum du Tiers-Monde, ce que le monde est en train de vivre n’est ni une crise financière, ni la somme de crises systémiques multiples, mais la crise du capitalisme impérialiste des oligopoles. Un impérialisme dont, soutient-il, le pouvoir exclusif et suprême risque d’être remis en question, à la fois par les luttes du prolétariat général et par celles des peuples et nations des périphéries dominées, fussent-elles en apparence ‘émergentes’. Le défi reste, cependant, de savoir si ces luttes parviendront «à converger pour ouvrir la voie – ou des voies – sur la longue route à la transition au socialisme mondial». Ou si elle demeureront «séparées les unes des autres», voire «entrer en conflit les unes contre les autres, et de ce fait, inefficaces, laissant l’initiative au capital des oligopoles»

Le capitalisme, une parenthèse dans l’histoire

Le principe de l’accumulation sans fin qui définit le capitalisme est synonyme de croissance exponentielle, et celle-ci, comme le cancer, conduit à la mort. Stuart Mill, qui l’avait compris, imaginait qu’un « état stationnaire » mettrait un terme à ce processus irrationnel. Keynes partageait cet optimisme de la Raison. Mais ni l’un ni l’autre n’était équipé pour comprendre comment le dépassement nécessaire du capitalisme pourrait s’imposer. Marx, en donnant toute sa place à la nouvelle lutte des classes, pouvait, par contre, imaginer le renversement du pouvoir de la classe capitaliste, concentré aujourd’hui dans les mains de l’oligarchie.

L’accumulation, synonyme également de paupérisation, dessine le cadre objectif des luttes contre le capitalisme. Mais celle-ci s’exprime principalement par le contraste grandissant entre l’opulence des sociétés du centre, bénéficiaires de la rente impérialiste et la misère de celles des périphéries dominées. Ce conflit devient de ce fait l’axe central de l’alternative «socialisme ou barbarie ».

Le capitalisme historique "réellement existant" est associé à des formes successives d’accumulation par dépossession, non pas seulement à l’origine (« l’accumulation primitive ») mais à toutes les étapes de son déploiement. Une fois constitué, ce capitalisme « atlantique » est parti à la conquête du monde et l’a refaçonné sur la base de la permanence de la dépossession des régions conquises, devenant de ce fait les périphéries dominées du système.

Cette mondialisation « victorieuse » a prouvé être incapable de s’imposer d’une manière durable. Un demi siècle à peine après son triomphe, qui pouvait déjà paraître inaugurer la « fin de l’histoire », elle était déjà remise en cause par la révolution de la semi périphérie russe et les luttes (victorieuses) de libération de l’Asie et de l’Afrique qui ont fait l’histoire du XXe siècle – la première vague de luttes pour l’émancipation des travailleurs et des peuples.

L'accumulation par dépossession se poursuit sous nos yeux dans le capitalisme tardif des oligopoles contemporains. Dans les centres, la rente de monopole dont bénéficient les ploutocraties oligopolistiques est synonyme de dépossession de l'ensemble de la base productive de la société. Dans les périphéries cette dépossession paupérisante se manifeste par l'expropriation des paysanneries et par le pillage des ressources naturelles des régions concernées. L'une et l'autre de ces pratiques constituent les piliers essentiels des stratégies d'expansion du capitalisme tardif des oligopoles.

Dans cet esprit, je place la « nouvelle question agraire » au cœur du défi pour le XXIe siècle. La dépossession des paysanneries (d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine) constitue la forme majeure contemporaine de la tendance à la paupérisation (au sens que Marx donne à cette « loi ») associée à l’accumulation. Sa mise en œuvre est indissociable des stratégies de captation de la rente impérialiste par les oligopoles, avec ou sans agro carburants. J'en déduis que le développement des luttes sur ce terrain, les réponses qui seront données à travers elles à l’avenir des sociétés paysannes du Sud (presque la moitié de l’humanité) commanderont largement la capacité ou non des travailleurs et des peuples à produire des avancées sur la route de la construction d'une civilisation authentique, libérée de la domination du capital, pour laquelle je ne vois pas d'autre nom que celui du socialisme.

Le pillage des ressources naturelles du Sud qu'exige la poursuite du modèle de consommation gaspilleuse au bénéfice exclusif des sociétés opulentes du Nord annihile toute perspective de développement digne de ce nom pour les peuples concernés et constitue de ce fait l'autre face de la paupérisation à l'échelle mondiale. Dans cet esprit, la « crise de l’énergie » n’est pas le produit de la raréfaction de certaines des ressources nécessaires à sa production (le pétrole bien entendu), ni davantage le produit des effets destructeurs des formes énergétivores de production et de consommation en vigueur. Cette description – correcte – ne va pas au-delà des évidences banales et immédiates.

Cette crise est le produit de la volonté des oligopoles de l’impérialisme collectif de s’assurer le monopole de l’accès aux ressources naturelles de la planète, que celles-ci soient rares ou pas, de manière à s’approprier la rente impérialiste, quand bien même l’utilisation de ces ressources demeurerait ce qu’elle est (gaspilleuse, énergétivore) ou serait soumise à des politiques « écologistes » correctives nouvelles. J'en déduis également que la poursuite de la stratégie d'expansion du capitalisme tardif des oligopoles se heurtera nécessairement à la résistance grandissante des nations du Sud.

La crise actuelle n’est donc ni une crise financière, ni la somme de crises systémiques multiples, mais la crise du capitalisme impérialiste des oligopoles, dont le pouvoir exclusif et suprême risque d’être remis en question, cette fois encore, à la fois par les luttes de l'ensemble des classes populaires et par celles des peuples et nations des périphéries dominées, fussent elles en apparence « émergentes ». Elle est simultanément une crise de l'hégémonie des Etats-Unis. Capitalisme des oligopoles, pouvoir politique des oligarchies, mondialisation barbare, financiarisation, hégémonie des Etats-Unis, militarisation de la gestion de la mondialisation au service des oligopoles, déclin de la démocratie, pillage des ressources de la planète, abandon de la perspective du développement du Sud sont indissociables.

Le vrai défi est donc le suivant : ces luttes parviendront-elles à converger pour ouvrir la voie – ou des voies – sur la longue route à la transition au socialisme mondial ? Ou demeureront-elles séparées les unes des autres, voire entreront-elles en conflit les unes contre les autres, et de ce fait, inefficaces, laissant l’initiative au capital des oligopoles ?

D’une longue crise à l’autre

L’effondrement financier de septembre 2008 a probablement surpris les économistes conventionnels de la « mondialisation heureuse » et désarçonné quelques uns des fabricants du discours libéral, triomphant depuis « la chute du mur de Berlin », comme on a coutume de le dire. Si, par contre, l’événement ne nous a pas surpris – nous l’attendions (sans bien sûr avoir prédit sa date, comme Madame Soleil) – c’est tout simplement parce que pour nous il s’inscrivait naturellement dans le développement de la longue crise du capitalisme vieillissant, amorcée dans les années 1970.

Il est bon de revenir sur la première longue crise du capitalisme, qui a façonné le XXe siècle, tant le parallèle entre les étapes du développement de ces deux crises est saisissant.

Le capitalisme industriel triomphant du XIXe siècle entre en crise à partir de 1873. Les taux de profits s’effondrent, pour les raisons mises en évidence par Marx. Le capital réagit par un double mouvement de concentration et d’expansion mondialisée. Les nouveaux monopoles confisquent à leur profit une rente prélevée sur la masse de la plus value générée par l’exploitation du travail. Ils accélèrent la conquête coloniale de la planète. Ces transformations structurelles permettent un nouvel envol des profits. Elles ouvrent la « belle époque » - de 1890 à 1914 – qui est celle d’une domination mondialisée du capital des monopoles financiarisés. Les discours dominants de l’époque font l’éloge de la colonisation (la « mission civilisatrice »), qualifient la mondialisation de synonyme de paix, et la social démocratie ouvrière européenne se rallie à ce discours.

Pourtant la « belle époque », annoncée comme la « fin de l’histoire » par les idéologues en vue de l’époque, se termine par la guerre mondiale, comme seul Lénine l’avait vu. Et la période qui suit pour se poursuivre jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale sera celle de « guerres et révolutions ». En 1920, la révolution russe (le « maillon faible » du système) ayant été isolée, après la défaite des espoirs de révolution en Europe centrale, le capital des monopoles financiarisés restaure contre vents et marées le système de la « belle époque ». Une restauration, dénoncée par Keynes à l'époque, qui est à l’origine de l’effondrement financier de 1929 et de la dépression qu’elle va entraîner jusqu’à la seconde guerre mondiale.

Le « long XXe siècle » - 1873/1990 – est donc à la fois celui du déploiement de la première crise systémique profonde du capitalisme vieillissant (au point que Lénine pense que ce capitalisme des monopoles constitue la « phase suprême du capitalisme »), et celui d’une première vague triomphante de révolutions anti capitalistes (Russie, Chine) et de mouvements anti impérialistes des peuples d’Asie et d’Afrique.

La seconde crise systémique du capitalisme s’ouvre en 1971, avec l’abandon de la convertibilité or du dollar, presqu’exactement un siècle après le début de la première. Les taux de profit, d’investissement et de croissance s’effondrent (ils ne retrouveront jamais depuis les niveaux qui avaient été les leurs de 1945 à 1975). Le capital répond au défi comme dans la crise précédente par un double mouvement de concentration et de mondialisation. Il met ainsi en place des structures qui définiront la seconde « belle époque » (1990/2008) de mondialisation financiarisée permettant aux groupes oligopolistiques de prélever leur rente de monopole.

Mêmes discours d’accompagnement : le « marché » garantit la prospérité, la démocratie et la paix ; c’est la « fin de l’histoire ». Mêmes ralliements des socialistes européens au nouveau libéralisme. Et pourtant cette nouvelle « belle époque » s’est accompagnée, dés le début, par la guerre, celle du Nord contre le Sud, amorcée dés 1990. Et tout comme la première mondialisation financiarisée avait donné 1929, la seconde a produit 2008. Nous sommes parvenus aujourd’hui à ce moment crucial qui annonce la probabilité d’une nouvelle vague de « guerres et révolutions ». D’autant que les pouvoirs en place n’envisagent rien d’autre que la restauration du système tel qu’il était avant son effondrement financier.

L’analogie entre les développements de ces deux crises systémiques longues du capitalisme vieillissant est frappante. Il y a néanmoins des différences dont la portée politique est importante.

Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ?

Derrière la crise financière, la crise systémique du capitalisme des oligopoles

Le capitalisme contemporain est d’abord et avant tout un capitalisme d’oligopoles au sens plein du terme (ce qu’il n’était qu’en partie jusqu’ici). J’entends par là que les oligopoles commandent seuls la reproduction du système productif dans son ensemble. Ils sont « financiarisés » dans le sens qu’eux seuls ont accès au marché des capitaux. Cette financiarisation donne au marché monétaire et financier – leur marché, celui sur lequel ils se concurrencent entre eux – le statut de marché dominant, qui façonne et commande à son tour les marchés du travail et d’échange de produits.

Cette financiarisation mondialisée s’exprime par une transformation de la classe bourgeoise dirigeante, devenue ploutocratie rentière. Les oligarques ne sont pas russes seulement, comme on le dit trop souvent, mais bien davantage étatsunisiens, européens et japonais. Le déclin de la démocratie est le produit inévitable de cette concentration du pouvoir au bénéfice exclusif des oligopoles.

La forme nouvelle de la mondialisation capitaliste, qui correspond à cette transformation, par opposition à celle qui caractérisait la première « belle époque », est elle également importante à préciser. Je l’ai exprimé dans une phrase : le passage de l’impérialisme conjugué au pluriel (celui des puissances impérialistes en conflit permanent entre elles) à l’impérialisme collectif de la triade (Etats Unis, Europe, Japon).

Les monopoles qui émergent en réponse à la première crise du taux de profit se sont constitués sur des bases qui ont renforcé la violence de la concurrence entre les puissances impérialistes majeures de l’époque, et conduit au grand conflit armé amorcé en 1914 et poursuivi à travers la paix de Versailles puis la seconde guerre jusqu’en 1945. Ce qu’Arrighi, Frank, Wallerstein et moi même avons qualifié, dés les années 1970, de « guerre de trente ans », terme repris depuis par d’autres.

Par contre la seconde vague de concentration oligopolistique, amorcée dans les années 1970, s’est constituée sur de toutes autres bases, dans le cadre d’un système que j’ai qualifié « d’impérialisme collectif » de la triade ( Etats Unis, Europe et Japon). Dans cette nouvelle mondialisation impérialiste, la domination des centres ne s’exerce plus par le monopole de la production industrielle (comme c’était le cas jusqu’ici), mais par d’autres moyens (le contrôle des technologies, des marchés financiers, de l’accès aux ressources naturelles de la planète, de l’information et des communications, des armements de destruction massive). Ce système que j’ai qualifié « d’apartheid à l’échelle mondiale » implique la guerre permanente contre les Etats et les peuples des périphéries récalcitrantes, guerre amorcée dès 1990 par le déploiement du contrôle militaire de la planète par le Etats Unis et leurs alliés subalternes de l’Otan.

La financiarisation de ce système est indissociable, dans mon analyse, de son caractère oligopolistique affirmé. Il s’agit là d’une relation organique fondamentale. Ce point de vue n’est pas celui qui domine, non seulement dans la littérature volumineuse des économistes conventionnels, mais encore dans la plupart des écrits critiques concernant la crise en cours.

C’est ce système dans son ensemble qui est désormais en difficulté.

Les faits sont déjà là : l’effondrement financier est déjà en passe de produire non pas une « récession » mais une véritable dépression profonde. Mais au-delà, d’autres dimensions de la crise du système ont émergé à la conscience publique avant même l’effondrement financier. On en connaît les grands titres – crise énergétique, crise alimentaire, crise écologique, changements climatiques – et de nombreuses analyses de ces aspects des défis contemporains sont produites quotidiennement, dont quelques unes de la plus grande qualité..

Je reste néanmoins critique à l’endroit de ce mode de traitement de la crise systémique du capitalisme, qui isole trop les différentes dimensions du défi. Je redéfinis donc les « crises » diverses comme les facettes du même défi, celui du système de la mondialisation capitaliste contemporaine (libérale ou pas) fondé sur la ponction que la rente impérialiste opère à l’échelle mondiale, au profit de la ploutocratie des oligopoles de l'impérialisme collectif de la triade.

La vraie bataille se livre sur ce terrain décisif entre les oligopoles qui cherchent à produire et reproduire les conditions qui leur permettent de s’approprier la rente impérialiste et toutes leurs victimes – travailleurs de tous les pays du Nord et du Sud, peuples des périphéries dominées condamnées à renoncer à toute perspective de développement digne de ce nom.

Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ?

La formule avait été proposée par André Gunder Frank et moi même en 1974.

L’analyse que nous proposions de la nouvelle grande crise que nous estimions amorcée nous avait conduit à la conclusion majeure que le capital répondrait au défi par une nouvelle vague de concentration sur la base de laquelle il procéderait à des délocalisations massives. Ce que les évolutions ultérieures ont largement confirmé. Le titre de notre intervention à un colloque organisé par Il Manifesto à Rome à cette date ( « N’attendons pas 1984 », par référence à l’ouvrage de George Orwell sorti des oubliettes à cette occasion) invitait la gauche radicale de l’époque à renoncer à venir au secours du capital par la recherche de « sorties de la crise », pour s’engager dans des stratégies de « sortie du capitalisme en crise ».

J’ai poursuivi cette ligne d’analyse avec une obstination que je ne regrette pas. Je proposais donc une conceptualisation des formes nouvelles de domination des centres impérialistes fondée sur l’affirmation de modes nouveaux de contrôle se substituant au monopole ancien de l’exclusive industrielle, ce que la montée des pays qualifiés depuis « d’émergents » a confirmé. Je qualifiais la nouvelle mondialisation en construction « d’aparheid à l’échelle mondiale », appelant la gestion militarisée de la planète, perpétuant dans des conditions nouvelles la polarisation indissociable de l’expansion du « capitalisme réellement existant ».

La seconde vague d’émancipation des peuples : un « remake » du XXe siècle ou mieux ?

Il n’y a pas d’alternative à la perspective socialiste.

Le monde contemporain est gouverné par des oligarchies. Oligarchies financières aux Etats-Unis, en Europe et au Japon, qui dominent non seulement la vie économique, mais tout autant la politique et la vie quotidienne. Oligarchies russes à leur image que l’Etat russe tente de contrôler. Statocratie en Chine. Autocraties (parfois cachées derrière quelques apparences d’une démocratie électorale « de basse intensité ») inscrites dans ce système mondial ailleurs dans le reste de la planète.

La gestion de la mondialisation contemporaine par ces oligarchies est en crise.

Les oligarchies du Nord comptent bien rester au pouvoir, le temps de la crise passé. Elles ne se sentent pas menacées. Par contre la fragilité des pouvoirs des autocraties du Sud est, elle, bien visible. La mondialisation en place est, de ce fait, fragile. Sera-t-elle remise en question par la révolte du Sud, comme ce fut le cas au siècle passé ? Probable. Mais triste. Car l’humanité se s’engagera sur la voie du socialisme, seule alternative humaine au chaos, que lorsque les pouvoirs des oligarchies, de leurs alliés et de leurs serviteurs seront mis en déroute à la fois dans les pays du Nord et dans ceux du Sud.

Vive l’internationalisme des peuples face au cosmopolitisme des oligarchies.

La remise en selle du capitalisme des oligopoles financiarisés et mondialisés est elle possible ?

Le capitalisme est « libéral » par nature, si l’on entend par « libéralisme » non pas ce joli qualificatif que le terme inspire, mais l’exercice plein et entier de la domination du capital non pas seulement sur le travail et l’économie, mais sur tous les aspects de la vie sociale. Il n’y a pas « d’économie de marché » (expression vulgaire pour dire capitalisme) sans « société de marché ». Le capital poursuit obstinément cet objectif unique. L’Argent. L’accumulation pour elle-même. Marx, mais après lui d’autres penseurs critiques comme Keynes, l’ont parfaitement compris. Pas nos économistes conventionnels, ceux de gauche inclus.

Ce modèle de domination exclusive et totale du capital avait été imposé avec obstination par les classes dirigeantes tout au long de la longue crise précédente jusqu’en 1945. Seule la triple victoire de la démocratie, du socialisme et de la libération nationale des peuples avait permis, de 1945 à 1980, la substitution à ce modèle permanent de l’idéal capitaliste, de la coexistence conflictuelle des trois modèles sociaux régulés qu’ont été le Welfare State de la social démocratie à l’Ouest, les socialismes réellement existants à l’Est et les nationalismes populaires au Sud. L’essoufflement puis l’effondrement de ces trois modèles a par la suite rendu possible un retour à la domination exclusive du capital, qualifiée de néo libérale.

J’ai associé ce nouveau « libéralisme » à un ensemble de caractères nouveaux de ce qui m’est apparu mériter la qualification de « capitalisme sénile ». Le livre qui porte ce titre, publié en 2001, comptait probablement parmi les rares écrits à l’époque qui, loin de voir dans le néolibéralisme mondialisé et financiarisé la « fin de l’histoire », analysait ce système du capitalisme vieillissant comme instable, condamné à un effondrement, précisément à partir de sa dimension financiarisée (son « talon d’Achille », ai je écrit).

Les économistes conventionnels sont demeurés obstinément sourds à toute remise en cause de leur dogmatique. Au point d’avoir été incapables de prévoir l’effondrement financier de 2008. Ceux que les médias dominants ont présenté comme « critiques » méritent peu cette qualification. Stiglitz reste convaincu que le système tel qu’il était – le libéralisme mondialisé et financiarisé – peut être remis en selle, moyennant quelques corrections. Amartya Sen prêche la morale sans oser penser le capitalisme réellement existant tel qu’il est nécessairement.

Les désastres sociaux que le déploiement du libéralisme – « l’utopie permanente du capital » ais-je écrit – n’allait pas manquer de provoquer ont inspiré bien des nostalgies du passé récent ou lointain. Mais ces nostalgies ne permettent pas de répondre au défi. Car elles sont le produit d’un appauvrissement de la pensée critique théorique qui s’était progressivement interdit de comprendre les contradictions internes et les limites des systèmes de l’après seconde guerre mondiale, dont les érosions, les dérives et les effondrements sont apparus comme des cataclysmes imprévus.

Néanmoins, dans le vide créé par ces reculs de la pensée théorique critique, une prise de conscience de dimensions nouvelles de la crise systémique de civilisation a trouvé le moyen de se frayer la voie. Je fais référence ici aux écologistes. Mais les Verts, qui ont prétendu se distinguer radicalement et tout également des Bleus (les conservateurs et les libéraux) et des Rouges (les Socialistes) se sont enfermés dans l’impasse, faute d’intégrer la dimension écologique du défi dans une critique radicale du capitalisme.

Tout était en place donc pour assurer le triomphe – passager en fait, mais qui s’est vécu comme « définitif » - de l’alternative dite de la « démocratie libérale ». Une pensée misérable – une véritable non pensée – qui ignore ce que pourtant Marx avait dit de décisif concernant cette démocratie bourgeoise qui ignore que ceux qui décident ne sont pas ceux qui sont concernés par ces décisions. Ceux qui décident, jouissent de la liberté renforcée par le contrôle de la propriété, sont aujourd’hui les ploutocrates du capitalisme des oligopoles et les Etats qui sont leurs débiteurs. Par la force des choses les travailleurs et les peuples concernés ne sont guère que leurs victimes. Mais de telles billevesées pouvaient paraître crédibles, un court moment, du fait des dérives des systèmes de l’après guerre, dont la misère des dogmatiques ne parvenait plus à comprendre les origines. La démocratie libérale pouvait alors paraître le « meilleur des systèmes possibles »

Aujourd’hui les pouvoirs en place, qui eux n’avaient rien prévu, s’emploient à restaurer ce même système. Leur succès éventuel, comme celui des conservateurs des années 1920 – que Keynes dénonçait sans trouver d’écho à l’époque – ne pourra qu’aggraver l’ampleur des contradictions qui sont à l’origine de l’effondrement financier de 2008.

Non moins grave est le fait que les économistes « de gauche » ont rallié depuis longtemps l’essentiel des thèses de l’économie vulgaire et accepté l’idée – erronée – de la rationalité des marchés. Ceux là ont concentré leurs efforts sur la définition des conditions de cette rationalité, abandonnant Marx – qui, lui, découvre l’irrationalité des marchés du point de vue de l’émancipation des travailleurs et des peuples – jugé « obsolète ». Dans leur perspective le capitalisme est flexible, s’ajuste aux exigences du progrès (technologique et même social) si on l’y contraint. Ces économistes de « gauche » n’étaient pas préparés à comprendre que la crise qui a éclaté était inévitable. Ils sont encore moins préparés pour faire face aux défis auxquels les peuples sont confrontés de ce fait. Comme les autres économistes vulgaires ils chercheront à réparer les dégâts, sans comprendre qu’il est nécessaire, pour le faire avec succès, de s’engager sur une autre route – celle du dépassement des logiques fondamentales du capitalisme. Au lieu de chercher à sortir du capitalisme en crise, ils pensent pouvoir sortir de la crise du capitalisme.

Crise de l'hégémonie des Etats-Unis

La récente réunion du G20 (Londres, avril 2009) n’amorce en rien une « reconstruction du monde ». Et ce n’est peut être pas un hasard si elle a été suivie dans la foulée par celle de l’Otan, le bras armé de l’impérialisme contemporain, et par le renforcement de son engagement militaire en Afghanistan. La guerre permanente du « Nord » contre le « Sud » doit continuer.

On savait déjà que les gouvernements de la triade – Etats Unis, Europe et Japon – poursuivent l’objectif exclusif d’une restauration du système tel qu’il était avant septembre 2008, et il ne faut pas prendre au sérieux les interventions à Londres du président Obama et de Gordon Brown d’une part, celles de Sarkozy et d’Angela Merkel d’autre part, destinées à amuser la galerie. Les « différences » prétendues, accusées par les médias, sans consistance réelle, répondent aux seuls besoins des dirigeants concernés de se faire valoir auprès de leurs opinions naïves. « Refonder le capitalisme », « moraliser les opérations financières » : beaucoup de grand mots pour éviter d’aborder les vraies questions. C’est pourquoi la restauration du système, qui n’est pas impossible, ne résoudra aucun problème, mais en aggravera plutôt la gravité.

La « commission Stiglitz », convoquée par les Nations Unies, s’inscrit dans cette stratégie de construction d'un trompe l’oeil. Evidemment on ne saurait attendre autre chose des oligarques qui contrôlent les pouvoirs réels et de leurs débiteurs politiques. Le point de vue que j’ai développé, qui place l’accent sur les rapports entre la domination des oligopoles et la financiarisation nécessaire de sa gestion de l’économie mondiale – indissociables l’une de l’autre – est bien conforté par les résultats du G 20.

Plus intéressant est le fait que les leaders des « pays émergents » invités ont gardé le silence. Une seule phrase intelligente a été prononcée au cours de cette journée de grand cirque, par le président chinois Hu Jintao, qui a fait observer « en passant », sans insister et avec le sourire (narquois ?), qu’il faudra bien finir par envisager la mise en place d’un système financier mondial qui ne soit pas fondé sur le dollar. Quelques rares commentateurs ont immédiatement fait le rapprochement - correct – avec les propositions de Keynes en 1945.

Cette « remarque » nous rappelle à la réalité : que la crise du système du capitalisme des oligopoles est indissociable de celle de l’hégémonie des Etats Unis, à bout de souffle. Mais qui prendra la relève ? Certainement pas « l’Europe » qui n’existe pas en dehors de l’atlantisme et ne nourrit aucune ambition d’indépendance, comme l’assemblée de l’Otan l’a démontré une fois de plus. La Chine ? Cette « menace », que les médias invoquent à satiété (un nouveau « péril jaune ») sans doute pour légitimer l’alignement atlantiste, est sans fondement. Les dirigeants chinois savent que leur pays n’en a pas les moyens, et ils n’en ont pas la volonté. La stratégie de la Chine se contente d’oeuvrer pour la promotion d’une nouvelle mondialisation, sans hégémonie. Ce que ni les Etats Unis, ni l’Europe ne pensent acceptable.

Les chances donc d’un développement possible allant dans ce sens reposent encore intégralement sur les pays du Sud. Et ce n’est pas un hasard si la CNUCED est la seule institution de la famille des Nations Unies qui ait pris des initiatives fort différentes de celles de la commission Stiglitz. Ce n’est pas un hasard si son directeur, le thaïlandais Supachai Panitchpakdi, considéré jusqu’à ce jour comme un parfait libéral, ose proposer dans le rapport de l’organisation intitulé « The Global Economic Crisis », daté de mars 2009, des avancées réalistes s’inscrivant dans la perspective d’un second moment de « l’éveil du Sud ».

La Chine de son côté a amorcé la construction – progressive et maîtrisée - de systèmes financiers régionaux alternatifs débarrassés du dollar. Des initiatives qui complètent, au plan économique, la promotion des alliances politiques du « groupe de Shanghai », l’obstacle majeur au bellicisme de l’Otan.

L’assemblée de l’Otan, réunie dans la même foulée en avril 2009, a entériné la décision de Washington, non pas d’amorcer son désengagement militaire, mais au contraire d’en accentuer l’ampleur, toujours sous le prétexte fallacieux de la lutte contre le « terrorisme ». Le président Obama emploie donc tout son talent pour tenter de sauver le programme de Clinton puis de Bush de contrôle militaire de la planète, seul moyen de prolonger les jours de l’hégémonie américaine menacée. Obama a marqué des points et obtenu la capitulation sans condition de la France de Sarkozy – la fin du gaullisme – qui a réintégré le commandement militaire de l’Otan, ce qui demeurait difficile tant que Washington parlait par la voix de Bush, dépourvue d’intelligence mais pas d’arrogance. De surcroît Obama s’est posé, comme Bush, en donneur de leçons, peu soucieux de respecter « l’indépendance » de l’Europe, invitée à accepter l’intégration de la Turquie dans l’Union Européenne !

Vers une seconde vague de luttes victorieuses pour l'émancipation des travailleurs et des peuples.

De nouvelles avancées dans les luttes d’émancipation des peuples sont elles possibles ?

La gestion politique de la domination mondiale du capital des oligopoles est nécessairement d’une violence extrême. Car, pour conserver leurs positions de sociétés opulentes, les pays de la triade impérialiste sont désormais contraints de réserver à leur bénéfice exclusif l’accès aux ressources naturelles de la planète. Cette exigence nouvelle est à l’origine de la militarisation de la mondialisation, que j’ai qualifiée « d’empire du chaos » (titre d’un de mes ouvrages paru en 2001), expression reprise par d’autres depuis.

Dans le sillage du déploiement du projet de Washington de contrôle militaire de la planète, de conduite à cet effet de « guerres préventives » sous le prétexte de lutte « contre le terrorisme », l’Otan s’est auto qualifiée de « représentant de la communauté internationale », et par là même a marginalisé l’ONU, seule institution qualifiée pour parler en ce nom.

Bien entendu ces objectifs réels ne peuvent être avoués. Pour les masquer les puissances concernées ont donc choisi d’instrumentaliser le discours de la démocratie et se sont octroyé un « droit d’intervention » pour imposer le « respect des droits humains » !

Parallèlement, le pouvoir absolu des nouvelles ploutocraties oligarchiques a vidé de son contenu la pratique de la démocratie bourgeoise. Alors que la gestion des temps anciens exigeait la négociation politique entre les différentes composantes sociales du bloc hégémonique nécessaire à la reproduction du pouvoir du capital, la nouvelle gestion politique de la société du capitalisme des oligopoles, mise en oeuvre par les moyens d’une dépolitisation systématique, fonde une culture politique nouvelle « du consensus » (sur le modèle de celle des Etats Unis), qui substitue le consommateur et le spectateur politique au citoyen actif, condition d’une démocratie authentique. Ce « virus libéral » (pour reprendre le titre de mon ouvrage publié en 2005), abolit l’ouverture sur des choix alternatifs possibles et lui substitue le consensus autour du seul respect de la démocratie électorale procédurale.

L’essoufflement puis l’effondrement des trois modèles de la gestion sociale évoqués plus haut est à l’origine du drame. La page de la première vague de luttes pour l’émancipation est tournée, celle de la seconde vague n’est pas encore ouverte. Dans la pénombre qui les sépare se « dessinent des monstres », comme l’écrit Gramsci.

Au Nord ces évolutions sont à l’origine de la perte de sens de la pratique démocratique. Ce recul est masqué alors par les prétentions du discours dit « post moderniste », selon lesquelles nations et classes auraient déjà évacué la scène pour laisser la place à « l’individu » devenu le sujet actif de la transformation sociale.

Dans le Sud, d’autres illusions occupent désormais le devant de la scène. Qu’il s’agissse de l’illusion d’un développement capitaliste national autonome s’inscrivant dans la mondialisation, puissante dans les classes dominantes et moyennes des pays « émergents », confortée par les succès immédiats des dernières décennies, ou des illusions passéistes (para ethniques ou para religieuses) dans les pays laissés pour compte.

Plus grave est le fait que ces évolutions confortent l’adhésion générale à « l’idéologie de la consommation », à l’idée que le progrès se mesure à la croissance quantitative de celle ci. Marx avait démontré que c’est le mode de production qui détermine celui de la consommation et non l’inverse, comme le prétend l’économie vulgaire. La perspective d’une rationalité humaniste supérieure, fondement du projet socialiste, est alors perdue de vue. Le potentiel gigantesque que l’application de la science et de la technologie offre à l’humanité entière, qui devrait permettre l’épanouissement réel des individus et des sociétés, au Nord comme au Sud, est gaspillé par les exigences de sa soumission aux logiques de la poursuite indéfinie de l ‘accumulation du capital. Plus grave encore les progrès continus de la productivité sociale du travail sont associés à un déploiement vertigineux des mécanismes de la paupérisation (visibles à l’échelle mondiale, entre autre par l’offensive généralisée contre les sociétés paysannes), comme Marx l’avait compris.

L’adhésion à l’aliénation idéologique produite par le capitalisme ne frappe pas seulement les sociétés opulentes des centres impérialistes. Les peuples des périphéries, il est vrai dans leurs majorités largement privés de l’accès à des niveaux de consommation acceptables, aveuglés par des aspirations à la consommation analogue à celle du Nord opulent, perdent la conscience que la logique du déploiement du capitalisme historique rend impossible la généralisation du modèle en question à la planète entière.

On comprend alors les raisons pour lesquelles l’effondrement financier de 2008 a été le résultat exclusif de l’aiguisement des contradictions internes propres à l’accumulation du capital. Or seule l’intervention de forces porteuses d’une alternative positive permet d’imaginer une sortie du simple chaos produit par l’aiguisement des contradictions internes du système (j’ai opposé dans cet esprit « la voie révolutionnaire » au modèle de dépassement d’un système historiquement obsolète par « la décadence »). Et, dans l’état actuel des choses, les mouvements de protestation sociale, en dépit de leur montée visible, demeurent dans l’ensemble incapables de remettre en cause l’ordre social associé au capitalisme des oligopoles, faute de projet politique cohérent à la hauteur des défis.

De ce point de vue la situation actuelle est fort différente de celle qui prévalait dans les années 1930, alors que s’affrontaient des forces porteuses d’options socialistes d’une part et de partis fascistes d’autre part, produisant ici la réponse nazi et là le New Deal et les Fronts populaires.

L’approfondissement de la crise ne sera pas évité, même dans l’hypothèse du succès éventuel – pas impossible – d’une remise en selle du système de domination du capital des oligopoles. Dans ces conditions la radicalisation possible des luttes n’est pas une hypothèse impossible, même si les obstacles restent considérables.

Dans les pays de la triade cette radicalisation impliquerait que soit mis à l’ordre du jour l’expropriation des oligopoles, ce qui paraît bien exclu pour l’avenir visible. En conséquence l’hypothèse qu’en dépit des turbulences provoquées par la crise, la stabilité des sociétés de la triade ne soit pas remise en cause n’est pas davantage à écarter. Le risque d’un « remake » de la vague des luttes d’émancipation du siècle dernier, c’est à dire d’une remise en cause du système exclusivement à partir de certaines de ses périphéries, est sérieux.

Une seconde étape de « l’éveil du Sud » (pour reprendre le titre de mon livre, publié en 2007, qui offre une lecture de la période de Bandoung comme celle du premier temps de cet éveil) est à l’ordre du jour. Dans la meilleure des hypothèses les avancées produites dans ces conditions pourraient contraindre l’impérialisme à reculer, à renoncer à son projet démentiel et criminel de contrôle militaire de la planète. Et dans cette hypothèse, le mouvement démocratique dans les pays du centre pourrait contribuer positivement au succès de cette neutralisation. De surcroît, le recul de la rente impérialiste dont bénéficient les sociétés concernées, produit par la réorganisation des équilibres internationaux en faveur du Sud (en particulier de la Chine) pourrait parfaitement aider au réveil d’une conscience socialiste. Mais d’un autre côté les sociétés du Sud resteraient confrontées aux mêmes défis que dans le passé, produisant les mêmes limites à leurs avancées.

Un nouvel internationalisme des travailleurs et des peuples est nécessaire et possible.

Le capitalisme historique est tout ce qu’on veut sauf durable. Il n’est qu’une parenthèse brève dans l’histoire. Sa remise en cause fondamentale - que nos penseurs contemporains, dans leur grande majorité, n’imaginent ni « possible » ni même « souhaitable » – est pourtant la condition incontournable de l’émancipation des travailleurs et des peuples dominés (ceux des périphéries, 80 % de l’humanité). Et les deux dimensions du défi sont indissociables. Il n’y aura pas de sortie du capitalisme par le moyen de la seule lutte des peuples du Nord, ou par la seule lutte des peuples dominés du Sud. Il n’y aura de sortie du capitalisme que lorsque, et dans la mesure où, ces deux dimensions du même défi s’articuleront l’une avec l’autre.

Il n’est pas « certain » que cela arrive, auquel cas le capitalisme sera « dépassé » par la destruction de la civilisation (au-delà du malaise dans la civilisation pour employer les termes de Freud), et peut être de la vie sur la Planète. Le scénario d’un « remake » possible du XXe siècle restera donc en deçà des exigences d’un engagement de l’humanité sur la longue route de la transition au socialisme mondial. Le désastre libéral impose un renouveau de la critique radicale du capitalisme. Le défi est celui auquel est confrontée la construction/reconstruction permanente de l’internationalisme des travailleurs et des peuples, face au cosmopolitisme du capital oligarchique.

La construction de cet internationalisme ne peut être envisagée que par le succès d'avancées révolutionnaires nouvelles (comme celles amorcées en Amérique latine et au Népal) ouvrant la perspective d'un dépassement du capitalisme.

Dans les pays du Sud le combat des Etats et des nations pour une mondialisation négociée sans hégémonies – forme contemporaine de la déconnexion – soutenu par l'organisation des revendications des classes populaires peut circonscrire et limiter les pouvoirs des oligopoles de la triade impérialiste. Les forces démocratiques dans les pays du Nord doivent soutenir ce combat. Le discours «démocratique» proposé, et accepté par la majorité des gauches telles qu’elles sont, les interventions "humanitaires" conduites en son nom comme les pratiques misérables de "l'aide" écartent de leurs considérations la confrontation réelle avec ce défi.

Dans les pays du Nord les oligopoles sont déjà visiblement des "biens communs" dont la gestion ne peut être confiée aux seuls intérêts particuliers (dont la crise a démontré les résultats catastrophiques). Une gauche authentique doit avoir l'audace d'en envisager la nationalisation, étape première incontournable dans la perspective de leur socialisation par l'approfondissement de la pratique démocratique. La crise en cours permet de concevoir la cristallisation possible d'un front des forces sociales et politiques rassemblant toutes les victimes du pouvoir exclusif des oligarchies en place.

La première vague de luttes pour le socialisme, celle du XXe siècle, a démontré les limites des social démocraties européennes, des communismes de la troisième internationale et des nationalismes populaires de l'ère de Bandoung, l'essoufflement puis l'effondrement de leurs ambitions socialistes. La seconde vague, celle du XXIe siècle, doit en tirer les leçons. En particulier associer la socialisation de la gestion économique et l'approfondissement de la démocratisation de la société. Il n'y aura pas de socialisme sans démocratie, mais également aucune avancée démocratique hors de la perspective socialiste.

Ces objectifs stratégiques invitent à penser la construction de "convergences dans la diversité" (pour reprendre l'expression retenue par le Forum Mondial des Alternatives) des formes d'organisation et de luttes des classes dominées et exploitées. Et il n'est pas dans mon intention de condamner par avance celles de ces formes qui, à leur manière, renoueraient avec les traditions des social-démocraties, des communismes et des nationalismes populaires, ou s'en écarteraient.

Dans cette perspective il me paraît nécessaire de penser le renouveau d'un marxisme créateur. Marx n’a jamais été aussi utile, nécessaire, pour comprendre et transformer le monde, aujourd’hui autant et même plus encore qu’hier. Etre marxiste dans cet esprit c'est partir de Marx et non s'arrêter à lui, ou à Lénine, ou à Mao, comme l'ont conçu et pratiqué les marxismes historiques du siècle dernier. C'est rendre à Marx ce qui lui revient : l'intelligence d'avoir amorcé une pensée critique moderne, critique de la réalité capitaliste et critique de ses représentations politiques, idéologiques et culturelles.

Le marxisme créateur doit poursuivre l'objectif d'enrichir sans hésitation cette pensée critique par excellence. Il ne doit pas craindre d'y intégrer tous les apports de la réflexion, dans tous les domaines, y compris ceux de ces apports qui ont été considérés, à tort, comme "étrangers" par les dogmatiques des marxismes historiques du passé.

Note:

Les thèses présentées dans cet article ont été développées par l'auteur dans son ouvrage La crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise (ed Le Temps des Cerises, Paris 2009).

* Samir Amin est directeur du Forum du Tiers-Monde

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