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En septembre 2006, la Fondation Bill & Melinda Gates et la fondation Rockefeller se sont associées pour lancer AGRA (Alliance pour la Révolution Verte en Afrique) une alliance de 150 millions de dollars pour une Révolution Verte en Afrique. Pour rectifier les échecs de la dernière Révolution Verte en Afrique, Gates et Rockefeller se sont promis, à travers cette initiative, d’améliorer les conditions de vie des pauvres paysans du continent en investissant dans la technologie appropriée, les méthodes agricoles efficaces et dans un réseau de petits boutiquiers pour vendre des sachets de graines et d’engrais améliorés. Fort simple dans son élaboration et sa présentation, AGRA représente, au niveau mondial, l’effort international renouvelé pour relancer les institutions agricoles de recherche épuisées par les échecs du passé et introduire les produits de la nouvelle Révolution Verte à travers l’Afrique subsaharienne. Mais que propose AGRA pour réussir là ou les autres ont échoué ?

Cet étalage complexe d’intérêts institutionnels et financiers, derrière Gates et Rockefeller, comprend des organisations d’aide multilatérale et bilatérale, des instituts de recherche nationaux et internationaux, ainsi qu’une poignée de puissants monopoles de semences, produits chimiques et engrais sur lesquels repose la totalité de l’avenir financier de la nouvelle Révolution Verte. Les fondations Gates et Rockefeller pensent qu’AGRA peut attirer l’industrie, les gouvernements et autres philanthropes à investir dans l’agriculture africaine, pour un nouvel essai d’offensive alimentaire en Afrique.

La nouvelle Révolution Verte diffère fondamentalement de la première, introduite entre les années 1970 et 80. Cette fois, c’est le secteur privé et non les gouvernements qui ont le rôle principal. Cette nouvelle Révolution Verte se concentre sur des produits africains comme le tubercule et le plantain, plutôt que sur des denrées mondiales comme le riz, le maïs, et blé. Cette fois, les programmes conventionnels de reproduction des récoltes mis en place vont établir les bases génétiques et industrielles pour le développement des récoltes génétiquement modifiées. De plus, les compagnies de graines et d’engrais ayant pour but de bénéficier de la Révolution Verte sont moins nombreuses, et à cause de la biotechnologie sont plus importantes et intégrées verticalement dans le marché, vendant à la fois des graines et des intrants agricoles (énergie, engrais, matériels). En effet, deux compagnies seulement, Monsanto et Syngenta, contrôlent 30 % du marché mondial de graines.

Ces multinationales, avec d’autres, vont investir les marchés africains grâce à l’aide de CGIAR (Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale), de l’USAID (Agence des Etats-unis pour le développement International), de la coopération britannique pour le développement international (DFID) et même des “Village Millennium” de Jeffrey Sacks.

Mais ces institutions, à travers de nombreux instituts agricoles nationaux, ont échoué pendant trente ans lors de la mise en place de la première Révolution Verte en Afrique. En effet, avec AGRA, Gates a repris là où des philantropistes (Rockefeller, Sarakawa 2000) et des politiciens (Jimmy Carter, Bill Clinton) se sont essoufflés.

De nombreuses raisons ont été avancées par les institutions des pays du Nord pour expliquer l’échec de la première Révolution Verte : manque de fertilité des sols africains, des terres trop irrégulières, un manque d’infrastructures, des institutions de recherches faibles, des pratiques culturales trop traditionnelles… Nulle part, bien sûr, les as de la Révolution Verte ne questionnent les hypothèses, les prémisses ou les technologies de la Révolution Verte elle-même. Tout comme ils refusent d’admettre tout échec social, économique ou environnemental en Asie, en Amérique Latine et même dans quelques régions d’Afrique, où la Révolution Verte a été implantée avec “succès”.

Il existe une large documentation qui démontre le fait que la première Révolution Verte a élargi le clivage entre les fermiers riches et pauvres, a dégradé les écosystèmes agricoles tropicaux, exposant les fermiers déjà vulnérables à des risques environnementaux plus importants. Ce qui a conduit à la perte de variétés de graines, de plantes et de la biodiversité, bien que ceci représente les fondements de subsistance pour les petits exploitants et pour la viabilité environnementale de la région.

Mettons cependant ces considérations de côté pour le moment et posons-nous la question de savoir que propose AGRA pour réussir là ou les autres ont échoué ?

Nouvelle alliance pour un capitalisme innovant

Cette année, lors de son apparition spéciale au Forum Economique Mondial à Davos, en Suisse, Bill Gates a donné sa réponse à la question : un capitalisme innovant. Il a expliqué aux experts financiers mondiaux qu’il s’agit d’une «approche dans laquelle les gouvernements, les entreprises, et les organisations à but non lucratif travaillent ensemble pour étendre l’impact des forces du marché afin qu’un plus grand nombre de personnes fasse des bénéfices ou gagne une certaine reconnaissance, et ce en travaillant pour atténuer les inégalités mondiales. »

Gates reconnaît que le capitalisme n’est pas très bénéfique pour les pauvres. Il l’explique par le fait que sur le marché international il n’existe pas de motivations réelles pour vaincre la pauvreté et la faim - ce raisonnement, bien sur, ignore de quelles manières les marchés internationaux ont, en fait, provoqué la faim et de la pauvreté, mais laissons également cet argument de côté pour le moment… Gates suit une approche néolibérale plutôt standard pour résoudre les problèmes de motivation du marché, en insistant sur le fait que le marché reste toujours le moteur principal pour une transformation sociale. La difficulté est de persuader ceux qui, sur le marché, ont cette puissance, qu’éliminer la faim est dans leur propre intérêt. Pour répondre à ce défi, Gates invite ses compatriotes capitalistes à prendre en considération les bénéfices de la reconnaissance sociale, et même de profits éventuels, comme étant les motivations manquantes du marché pour que le capitalisme profite à tous.

« La reconnaissance, dit Bill Gates, améliore la réputation de la compagnie et attire les clients ; mais surtout, elle attire des gens bien vers l’organisation. C’est-à-dire que la reconnaissance déclenche des récompenses sur le marché pour un bon comportement. Dans les marchés ou les bénéfices ne sont pas possibles, la reconnaissance est un présupposé ; quand les bénéfices sont possibles, la reconnaissance est une valeur ajoutée. » La reconnaissance de ces bonnes actions faites par des capitalistes va créer des marches nécessaires pour apporter aux pauvres les bénéfices du capitalisme, et par conséquent inaugurer un nouveau système que Gates nomme « capitalisme innovant ».

Cette même semaine à Davos, le presque retraité président de Microsoft a joint les gestes à la parole, en donnant à nouveau 306 millions de dollars à AGRA. De n’importe quel bord que l’on soit, cette reconnaissance est énorme. L’image positive véhiculée par l’altruisme de la fondation Bill et Melinda Gates a bénéficié à tout un monde associé à AGRA, de CGIAR à Monsanto, en passant par Dupont et Syngenta. Cette « valeur ajoutée » est calculée pour rendre le marché subsaharien attractif auprès des corporations mondiales très puissantes, habituées à une hausse de profit de 25% et 40% par an. Les pauvres n’ont pas beaucoup à dépenser (selon la fondation Rockefeller, la moitié de la population, subsaharienne gagne moins de 0,65 $ par jour), mais les achats de quelques graines et d’entrants agricoles par 180 millions de pauvres fermiers offrent un cumul intéressant. La nouvelle Révolution Verte compte ainsi sur de petites mais stables augmentations, avec un énorme pouvoir d’achat collectif.

Pour comprendre AGRA et le capitalisme innovant de Gates, il est utile de distinguer la mission d’AGRA de son travail. La mission d’AGRA est de « Travailler en partenariat, à travers le continent africain, pour aider des millions de petits fermiers et leurs familles à sortir de la pauvreté et de la faim. » Le travail d’AGRA, élégamment formulé par Bill Gates à Davos, est d’inclure les pauvres d’Afrique au marché international. C’est dans ce marché qu’ils vont consommer des graines génétiquement modifiées mais aussi hybrides, ainsi que des engrais et des produits agrochimiques. Ils vont également consommer les produits provenant de ces graines, rendant leur consommation dépendante de ces compagnies à la tête de la Révolution Verte. Celui qui peut établir ces marchés reposant sur les graines en Afrique ne contrôlera pas seulement les marchés ; il contrôlera aussi la nourriture et par conséquent les terres de ce vaste continent.

Mais bien que ces multinationales et institutions soient les forces motrices sur le marché derrière AGRA, elles ne sont pas la raison fondamentales de la demande de Bill Gates pour un capitalisme innovant, ou de sa décision de répondre aux problèmes de la faim et de la pauvreté en Afrique. Les contributions remarquables de Bill Gates posent toujours la question de sa volonté : pour ce qui est du capitalisme innovant, quelles sont et pour qui sont les récompenses sur le marché d’AGRA? Une reconnaissance pour Microsoft ? Indéniablement, mais elle n’est pas significative ou indispensable pour une compagnie qui possède déjà toute la reconnaissance qu’elle désire.

En fait de réponse, il n’y a pas de récompenses de marché. Le prix est plutôt politique. AGRA, soutenue par l’énorme pouvoir philanthropique de Gates, consolidée par les diplomates mondiaux les plus connus et les PDG que l’argent achètent, conduit par le momentum financier et institutionnel transparent des acteurs industriels au sein de la Révolution Verte, est une machine politique ayant d’immenses proportions. AGRA donne à la Fondation Gates une influence sans précédent, et pas seulement dans la mise en place des politiques alimentaires et agricoles nationales de nombreux gouvernements africains. Gates impose aussi son influence dans la mise en place du programme des accords continentaux (comme le NEPAD), des institutions multilatérales pour le développement (comme la FAO), des stratégies des centres de recherches agricoles (comme WARDA) et la restructuration politico-économique de systèmes alimentaires de l’Afrique en général.

L’Alliance pour une Révolution Verte en Afrique est une incursion audacieuse de la fondation Gates dans ce qui est la dernière large incarnation philanthropique en date : le capitalisme philanthropique.

Développement du capitalisme philanthropique

Dans le dernier livre de Michael Edwards, « Just Another Emperor », le capitalisme philanthropique est le terme utilisé pour décrire le mouvement qui « promet de sauver le monde en révolutionnant la philanthropie, en faisant des organisations non lucratives des entreprises, et en créant de nouveaux marchés pour les biens et services dont la société bénéficie. » Cette branche néolibérale de la philanthropie se distingue de la philanthropie progressive et celle de la charité, en insistant non seulement sur les résultats du marché, mais aussi sur les procédures des entreprises concernant les donations. Les capitalistes philanthropiques courent après les efficacités d’entreprise et un « solde final » financier de leurs « investissements », se concentrant sur ce qui rendra le marché mondial plus efficace.

Suivant le développement logique de l’hégémonie néolibérale actuelle, le capitalisme philanthropique perçoit les marchés déréglementés non seulement comme des moteurs de richesse, mais aussi comme fils conducteurs ultimes de changements sociaux. De ce point de vue, les gouvernements sont trop bureautiques et corrompus, et les mouvements sociaux trop indisciplinés et inefficaces. Seul le marché peut nous sauver du marché !

Cependant, la fondation Bill et Melinda Gates adoptent le capitalisme philanthropique dans le royaume des superpuissances. Parce que la Fondation détient 10% des fonds de toutes les philanthropies américaines, AGRA n’est pas seulement une philanthropie jouant à l’entreprise, mais une Uber-philanthrophie si grande et si puissante qu’elle peut influencer les gouvernements et les institutions supranationales.

Ce qui ne veut pas dire que Gates ou AGRA exercent indépendamment de Warren Buffey, Jeremy Sacks, la FAO, l’USAID, CGIAR, Monsanto, Syngenta, DuPont, ou des entreprises d’engrais qui les supportent. Au contraire, il existe un consensus général et enthousiaste en faveur d’AGRA. Les raisons sont mondiales et régionales. Tout d’abord, en dépit du battage publicitaire concernant la mondialisation financière, le capitalisme industriel a souffert de taux de reprise décroissant et d’une croissance économique stagnante (1-2%) pendant au moins trente ans. Ceci provient des crises cycliques de surproduction, avec trop d’argent et de marchandises et trop peu d’emprunteurs et d’acheteurs. Il est essentiel, pour les monopoles importants, de créer de nouveaux marchés (en témoigne l’engouement mondial pour les biocarburants) ou d’envahir des marchés existants dans le but de trouver des acheteurs pour leurs marchandises.

Les géants des semences et des produits chimiques comme Monsanto et Syngenta se penchent sur AGRA et sur les systèmes alimentaires en Afrique pour résoudre leurs propres problèmes. Ils doivent remplacer les graines locales et les méthodes agro-écologiques par leurs propres graines commerciales et leurs produits agrochimiques, à un moment où l’entrée de la Chine dans les marchés mondiaux et particulièrement en Afrique comme vendeur concurrentiel les rend nerveux. Il est donc important pour eux, ainsi que pour toutes les institutions de recherche qui produisent des nouveaux matériaux pour ces compagnies, de «rapiécer» le marché africain. Même si les retours d’investissements sont faibles, la Révolution Verte n’est pas prête à perdre 180 millions de consommateurs pour la Chine.

Mais est ce qu’AGRA peut être un succès ?

Savoir si AGRA va réussir à implanter la nouvelle Révolution Verte en Afrique, tout comme juger si la Révolution Verte sera aussi bénéfique pour les pauvres que pour les capitalistes, sont deux questions qui doivent soulever un débat public. Malheureusement, AGRA n’a jamais été confronté à un débat public.

Il y a beaucoup de systèmes agricoles biologiques productifs en Afrique qui ne reposent pas sur les OGM ou autres techniques propre à la Révolution Verte, mais leurs alternatives n’ont jamais été considérées. Savoir si AGRA peut relancer ou non la Révolution Verte en Afrique reste à voir. Ce qui est certain jusqu’ici c’est qu’AGRA a réussi à éliminer la compétition existante pour contrôler les systèmes alimentaires africains.

Le capitalisme philanthropique d’AGRA a détourné l’attention du monde entier des alternatives locales pour la tourner vers des «solutions » créées pour le marché mondial, qui forcément favorisent les plus puissants sur le marché international, comme les monopoles de graines et de produits chimiques. Bien qu’AGRA renforce les opportunités et le pouvoir des entreprises, elle ne fait rien pour répondre aux fonctions ministérielles et réglementaires diminuées de l’Etat et ignore la nécessité de protéger les marchés locaux ou d’assurer une meilleure part de marché aux fermiers.

AGRA met de côté les problèmes liés aux terres, et ne propose aucune solution pour freiner la destruction progressive économique et environnementale des systèmes alimentaires africains. Pire, AGRA détourne notre attention de la responsabilité des marchés mondiaux qui ont en premier lieu causé et causent encore aujourd’hui la faim et la pauvreté en Afrique. Est ce que AGRA peut résoudre ces problèmes ? Pas avant de s’atteler aux causes de ces problèmes.

* Galés Gabirondo est un activiste de la souveraineté alimentaire.

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* Tous nos remerciements à Camille Pamart, pour la traduction de cet article de l'anglais au français. Titulaire d'une bourse sportive, elle a étudié les Relations Internationales a l'Université de San Francisco et se trouve en position de stage à Food First et Global Exchange.