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Après les révoltes en Espagne, au Portugal ou ailleurs en Europe, les Etats Unis sont gagnés par les manifestations contre les effets des crises du capitalisme. Ce nouveau courant cible Wall Street, les grandes banques et compagnies, ainsi que les richesses qu'ils ont accumulées grâce à la corruption, écrit Jooneed Jeeroburkhan. Occasion, pour lui, de montrer combien le contraste est saisissant par rapport à ce qui se passe à Maurice, où, souligne-t-il, il est temps que «les jeunes qui veulent se mobiliser pour un vrai changement à ne lâchent pas la proie pour l'ombre».

"Wall Street Gets Bailed Out, Main Street Gets Sold Out !" (Wall Street - la grande place boursière états-unienne à Manhattan, est renflouée par les fonds publics- Main Street - symbole du monde ordinaire en Amérique du Nord- est abandonnée à son sort) ! Ce cri résonne ces jours-ci dans le canyon de gratte-ciel qui surplombe Wall Street, occupé par des critiques du système dont le nombre croît avec les arrestations musclées de manifestants. On compte parmi eux le documentariste Michael Moore et l'actrice et réalisatrice Roseanne Barr.

Une trentaine de mouvements citoyens, de communautés et de syndicats y sont impliqués. Après Wall Street, la vague gagnera Seattle, San Francisco, Boston, Los Angeles, Chicago, revenant à New York le 11 octobre, pour repartir vers Denver, Minneapolis, et Honolulu, à Hawaï, en novembre. Ils sont regroupés au sein d'une coalition qui s'appelle The New Bottom Line, qui est également présente sur Facebook et Twitter.

LA RIPOSTE AU POPULISME DE DROITE DU TEA PARTY

"Les familles luttent pour survivre alors que les grandes banques de Wall Street, qui ont détruit l'économie, amassent des profits records", lit-on sur son site Web. "Trop de politiciens servent les chiffres d'affaires de Wall Street. Nous voulons un autre Bottom Line qui privilégie les intérêts économiques et la sécurité des familles au travail", y note-t-on encore.

Cette mobilisation "de gauche" aux États-Unis est une riposte des « grassroots » au populisme de droite du Tea Party, qui dicte sa loi au Parti républicain à un an des élections de 2012. Elle vient certes en appoint à Barack Obama et aux démocrates, malmenés par leurs adversaires et par la récession qui menace la moins-que-super-puissance - 14 millions de chômeurs (9,1 %), un million de familles ayant perdu leurs maisons aux banques, et une dette nationale qui frise les 15 billions ou 15 000 milliards de $.

Le président en a profité pour dire qu'il faut taxer les riches, ce qui lui a valu aussitôt des accusations de "class warfare" de la part des républicains. "Pay Us Back" est un slogan du New Bottom Line.

Mais cette mobilisation exprime aussi le ras-le-bol citoyen face à un système où l'argent des banques et des corporations finance les politiciens qui, à leur tour, veillent à ce que l'État reste au service du secteur privé - même si cela provoque des ravages indicibles dans la vie de l'électeur/l'électrice moyens. Le "modèle américain", voire le capitalisme, est dans une impasse, et les citoyens ne se trompent pas de cible : ils savent que pour reprendre le contrôle de l'État et du monde politique, et pour combattre vraiment la corruption, ils doivent cibler les puissances de l'argent.

A MAURICE, FLOU ARTISTIQUE ET ANALYSES DECAPANTES

On est aux antipodes de l'idéalisme boy-scout, de l'appel à la collaboration de classes et du flou artistique de Wanted-Azir Moris dont Nita Chicooree a brossé un portrait décapant dans Mauritius Times du 16 septembre 2011, et dont le parti Lalit vient de faire une analyse exhaustive et circonstanciée accessible sur son site Web. Et Sedley Assonne a signé deux excellentes critiques des Wanted, bien ancrées dans la vie réelle des cités et dans les mœurs politiques mauriciennes.

On est loin aussi de la prose compassée de Khal Toorabully sur le phénomène Wanted postée sur le site Web français Africultures. Dans deux longs papiers, une réflexion avant la marche du 10 septembre et un excellent récit de la marche elle-même, l'auteur reste dans le strict espace socio-politique où ses meneurs ont enfermé leur mouvement.

Écrivant semble-t-il pour un public hexagonal, il revient souvent sur le communalisme, évoque mai 68 en France et ce qu'il perçoit comme son prolongement à Maurice en 1975, insiste, un peu trop exclusivement à mon goût, sur le rôle de la jeunesse dans le changement, épingle avec raison les Wanted pour leur prétention d'être "apolitiques". Mais, comme les Wanted, il fait l'impasse sur l'espace socio-économique du pays, marqué par les stigmates béants du colonialisme, de l'esclavage et de l'engagisme, et d'une société où se livre une sourde et âpre lutte Nord-Sud interne.

Et il parle toujours de "l'île Maurice", ce qui conforte sans doute les esprits colonialistes de l'Hexagone, mais qui est totalement décalé par rapport à l'État-archipel de près de 2 millions de km2 de zone océanique devenu indépendant en 1968 et République en 1992. Voilà qui risque en tout cas de provoquer les sarcasmes assassins de Nita Chicooree !

Se mobiliser contre "la mère de toutes les corruptions"
Dans mes échanges avec Noor Adam Essack, l'un des initiateurs des Wanted et auteur de leur manifeste instantané, marginalisé par les meneurs puis auto exclu, j'avais relevé que sur les 20 points du texte, il n'y avait pas une seule mention du secteur privé ni de l'oligarchie, qui financent les partis et les élections - ce qui est, à mon avis, la mère de toutes les corruptions.

Quoi d'étonnant alors que Wanted, reconverti en Azir Moris, fasse désormais appel à la "générosité" du public pour aller distribuer aux pauvres des denrées de base. Ce faisant, il choisit d'être un prolongement du Corporate Social Responsibility (CSR, Responsabilité sociale des compagnies) pour soigner la bonne conscience et l'image des riches tout en aggravant la dépendance et l'aliénation des pauvres.

Les jeunes sont certes les fiduciaires de l'avenir mais ils ne feront pas de changements valables et durables sans la maturité propre à une pensée sociale, politique et économique articulée de façon démocratique et transparente, intégrant les Mauricien(ne)s de toutes communautés et de tous âges. Secteur privé et oligarchie y ont leur place s'ils se décident à aller bien au-delà du CSR et à épouser pleinement la construction d'une nation solidaire et non patriarcale, et d'une économie équitable et verte, dans cet État-archipel voué à servir de pont entre l'Asie et l'Afrique nouvelles.

AU-DELA DES "INDIGNES", UN NEW BOTTOM LINE MAURICIEN ?
Des documents de réflexion pour un autre Maurice existent, sur des axes clés comme l'économie alternative, la réforme agraire, la sécurité alimentaire, la libération de la femme, la réforme électorale, la violence mais, comme l'écrit Lalit, le groupe Wanted n'en est pas au courant. Alors il se met à "réinventer la roue"… Ces textes ne sont pas le mot de la fin, mais ils sont une lecture obligatoire sur laquelle d'autres peuvent s'appuyer pour dégager un consensus national critique, responsable et crédible.

D'ici là, à quand des manifestations devant la Bourse de Maurice et devant les sièges des grandes banques, des compagnies et des syndicats patronaux ? À quand l'exigence d'une enquête nationale sur l'influence de l'argent dans la politique, surtout que l'équipe Carcassonne est appelée à se pencher d'urgence sur la réforme électorale ? Et pourquoi pas une manifestation de soutien à la Commission Justice et Vérité au moment où elle se penche sur les origines de la MCB (Banque commerciale mauricienne, la première banque privée du pays) et sur ses liens possibles avec les compensations versées par le Royaume-Uni aux grands planteurs à l'abolition de l'esclavage au XIXe siècle ?

Il est plus que temps que les Wanted et autres Azir Moris cèdent la place (publique) à un New Bottom Line mauricien. Et que les jeunes, et moins jeunes, qui veulent se mobiliser pour un vrai changement à Maurice, ne lâchent pas la proie pour l'ombre.

* Jooneed Jeeroburkhan est journaliste canadien d'origine mauricienne. Il est auteur de «Un autre Maurice est possible»
Montréal, le 24 septembre 2011

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