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En avril 1989, des incidents surviennent entre les populations frontalières du Sénégal et de la Mauritanie. Les événements s’accélèrent, les deux armées se font face et deux côtés des exactions sont menées contre les populations immigrées de l’autre pays. A Nouakchott, le pouvoir en profite pour expulser des dizaines milliers de Négro-Mauritaniens vers le Sénégal. Vingt ans plus tard, et après les changements démocratiques survenus en Mauritanie, le nouveau régime s’est engagée dans une dynamique plus ferme d’ouverture pour le retour de ces réfugiés. Economiste sénégalais, Amadou Tidiane Dia analyse les soubassements de ce «problème noir» en Mauritanie, au regard des relations avec le Sénégal depuis la période précoloniale.

Les évènements dramatiques de 1989 entre le Sénégal et la Mauritanie, tout comme celles de 2000, ont appelé l’attention une fois de plus sur les problèmes internes de celle-ci et sur la politique internationale. Chemin faisant, de façon topique et urgente, réapparaît la question des frontières entre ces deux pays. Le changement démocratique récemment intervenu à Nouakchott (Ndlr : élection du président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, le 25 mars 2007), l’amène sous un nouvel éclairage.

A partir de maintenant, Dakar et Nouakchott se trouvent plus jamais à la croisée des chemins. Ils doivent se mettre à la hauteur de leurs responsabilités et prendre des décisions. Cela va de la reconnaissance à part entière des Négro-africains, à la délimitation des frontières, en passant par les champs traditionnels sur l’autre rive, le statut des travailleurs immigrés, le partage des eaux et de l’électricité du barrage, etc.

Des journalistes, des politologues, des hommes de culture ont saisi l’occasion pour donner de substantiels rappels historiques, des études de fond sur les implications philosophiques, politiques et économiques des relations entre le Sénégal et la Mauritanie. Notre dessein n’est point, après eux, de redire, en d’autres termes, ce qui désormais pourrait passer pour des vérités premières. En écrivant ces derniers mots, je ne puis ne point songer à Gaston Bachelard, qui déclarait : «Il n’y a pas de vérités premières, il n’y a que des erreurs premières». Ainsi, ce qui semble acquis peut être encore affiné, présenté sous un autre éclairage. C’est le propos de cette contribution qui n’est qu’un rappel.

Les anciens appelaient «maures» des peuplades au teint basané vivant dans la partie septentrionale de Carthage, bien connus des Romains (on se rappelle le leitmotiv de Caton : «Il faut détruire Carthage»), aux mœurs rustres, nomades, donc sans civilisation au sens antique (étaient réputés civilisés les sédentaires). Ces Maures, disséminés dans le désert, ont jusqu’à une époque toute récente continué de mener une vie nomade. Sans doute se fixaient-ils plus ou moins longtemps à tel endroit. Mais ils ne se souciaient pas de fonder un Etat, de constituer une Nation. Tous les nomades connus par les différents courants migratoires étaient, s’ils le souhaitaient, accueillis. Ainsi ces peuplades étaient hétérogènes. Elles n’avaient en commun que leur mode de vie (le sédentarisme), leur teint plus ou moins basané.

Bien plus tard, au fur et à mesure que les Maures approchaient du fleuve Sénégal, la nature était plus clémente, les ressources plus nombreuses ; ils ont commencé à se sédentariser et se sont donné une culture et une civilisation. A l’origine, c’était une Tour de Babel en miniature : divers idiomes servaient de véhicules de communication. La nécessité d’échanges de tous ordres ont fini par altérer les parlers originels pour leur susciter des formes syncrétiques devenues le hassania, caractéristique de la communication maure.

Au moment de l’islamisation de l’Afrique du Nord, les caravanes qui partaient vers le sud du Sahara, en Afrique noire notamment, traversaient les parties occupées par les Maures. Elles ne manquèrent pas d’y exercer une influence linguistique, religieuse. Des emprunts à l’arabe, en particulier, enrichissant l’hassania, la culture islamique laissa des traces. Se constitua peu à peu, avec les limons de l’Islam et le substrat maure, une culture spécifique.

Les Négro-africains, riverains du fleuve Sénégal, constituèrent, dès l’origine, avec cette souche de Maures, une communauté. Les échanges n’étaient pas simplement d’ordre commercial. Sans doute que des Maures de tempérament belliqueux, plus ou moins mus par des préjugés, s’efforçaient-ils de réduire certains membres de la communauté en esclavage. Mais les esclaves n’étaient pas tous négro-africains. C’est bien plus tard qu’est né un sentiment de solidarité raciale liant les relativement blancs (beydanes), par opposition aux noirs. De là tous les termes péjoratifs que nous connaissons, toutes les idéologies cousues de fil blanc qui ont cours.

Cette communauté, hétérogène au départ, se stratifie. Les Beydanes se réclament d’une culture supérieure arabe et cherchent, par le biais de l’islam, religion commune aux deux collectivités, à se donner des lettres de noblesse. Un consentement tacite admet cette hiérarchisation non fondée, ni en droit ni en fait. Toutefois un modus vivendi non explicite assure la cohésion sociale.

Au moment de la colonisation française, pour des raisons de commodité administrative et de bonne gestion, les frontières entre le Sénégal et la Mauritanie sont déterminées avec soin (cf décret de décembre 1933). Les Français, compte tenu de cette communauté spécifique, organisent un territoire appelé Mauritanie. Le mot «Mauretania» se lisait chez les historiens anciens. Ce territoire non urbanisé avait sa capitale à Saint-Louis du Sénégal. Cette situation administrative a favorisé davantage l’interpénétration entre Sénégalais et habitants de la Mauritanie. Tout le monde sait comment a été vécue cette histoire commune, quelles en ont été les manifestations.

Les Beydanes, en général, étaient rebelles à la scolarisation en français. Ils préféraient, prétextant leur appartenance à l’islam, étudier l’arabe (classique ou dialectal). La langue officielle, dans les colonies, étant le français, les postes importants dans l’administration étaient occupés par les Négro-africains qui, eux, fréquentaient l’école française, à ses différents niveaux. Durant la période coloniale, rares étaient les Beydanes qui émergeaient dans l’administration, dans la politique. Souvent même des Sénégalais de souche représentaient, à différentes instances, les habitants de la Mauritanie. Cet état de fait n’a jamais été contesté par les Beydanes. Peut-être ceux-ci estimaient-ils, dans le contexte de la colonisation, que ces activités profanes étaient en dehors du champ de leurs préoccupations. Sénégalais et Mauritaniens ont donc cohabité à la manière d’une communauté bipolaire. Il serait loisible de rappeler maints exemples significatifs.

Vint l’indépendance des territoires africains. Le Sénégal et la Mauritanie deviennent des Etats jouissant de la souveraineté internationale. Le Sénégal, à la suite de péripéties qu’il n’est pas de saison de rappeler, érige Dakar en capitale du nouvel Etat, tandis que la Mauritanie s’édifie une capitale à Nouakchott, ville surgie des sables du désert. Désormais, le Sénégal et la Mauritanie, tout en continuant leurs liens multiculturels, ont des destins séparés. Chacun d’entre eux est un Etat souverain, qui conçoit et résout ses problèmes comme il lui convient. Tous les deux, naguère de mouvance française, sont tenus de donner droit de cité, au moins provisoirement, à la langue française. Ils ont hérité des structures administratives, politiques de l’ancien colonisateur. Sans doute cet héritage ne permet-il pas de résoudre les problèmes posés aux différends Etats. Mais, il faut parer au plus pressé et chausser des bottes de plusieurs lieues.

Au Sénégal, où existaient déjà nombre de cadres de haut niveau, il s’agissait simplement d’en former d’autres le plus rapidement possible. Le tribalisme n’ayant jamais existé dans ce pays, il n’y a pas lieu de s’épuiser en dosages savants tenant compte de telle ou telle tribu. La nation sénégalaise est antérieure à l’Etat sénégalais.

En Mauritanie, bien que les cadres négro-africains fussent en plus grand nombre, a été élu chef d’Etat un Beydane issu d’une grande famille maraboutique. En outre, dès le début de la souveraineté internationale, le chef de l’Etat, conscient de la supériorité numérique des cadres Négro-africains et du danger que cela constitue pour les Beydanes, établit un «numerus clausus» limitant à 20 % de l’effectif de la Fonction publique le nombre de Négro-africains. Cette injustice flagrante n’a pas été relevée. Il était plus urgent, semblait-il, d’édifier un Etat solide, fort, respecté plutôt que de s’affaiblir par des querelles intestines.

Le nouvel Etat mauritanien, tous se le rappellent, a rencontré de très grandes difficultés pour sa reconnaissance par la communauté internationale. Les péripéties de sa candidature à l’Onu sont encore présentes dans nos mémoires. Le Sénégal a parrainé l’admission de la Mauritanie à l’Onu et a mené une intense activité diplomatique pour seconder sa démarche. A ce moment-là, nombre de pays arabes, appuyant le Maroc dans ses visées annexionnistes, étaient hostiles à la Mauritanie.

La Mauritanie, une fois admise à l’Onu, s’est efforcée de mener une politique ménageant aussi bien les Etats africains que ceux des pays arabes. Les avatars de sa politique internationale ne sont pas oubliés : appartenance à des organismes régionaux africains puis retrait de certains d’entre eux, suivant les nécessités de la coopération avec les pays arabes. La proclamation d’une République islamique de Mauritanie n’a pas été sans calcul. On misait sur la solidarité des pays musulmans pour, un jour plus tard, bénéficier d’une assistance pour exécuter certains desseins ; on se proposait de réduire l’influence de la collectivité négro-africaine en décidant l’arabisation de l’enseignement. De la sorte est assurée la promotion des Beydanes, qui, les recensements l’attestent, sont minoritaires dans le pays.

La Mauritanie, au lieu de viser à l’unité culturelle par une politique éducative appropriée, choisit de nier les réalités en faisant abstraction des valeurs culturelles de la majorité. On adopte l’idéologie qui proclame que, pour un musulman, il n’y a de culture qu’islamique. A entendre les promoteurs de cette thèse, l’islam serait le véhicule d’une culture unique. Il n’en est rien. Il faudrait plutôt considérer l’esprit du Coran et non la lettre. Ici, aussi, la lettre tue, l’esprit vivifie.

Les problèmes intérieurs de la Mauritanie ne sont pas sans rejaillir sur le Sénégal. Les Négro-africains de Mauritanie sont non seulement de même race, de même culture que ceux du Sénégal, mais de part et d’autre du fleuve vivent des parents, des personnes liées par le sang. Il va de soi, alors, que la solution préconisée officiellement par la Mauritanie laisse en dehors d’elle nombre d’éléments. Parmi ceux-ci, certains sont tributaires de la situation intérieure, d’autres relèvent du voisinage.

Ainsi, Sénégal et Mauritanie sont politiquement, culturellement indépendants, quelle que soit la volonté de leurs dirigeants. Au moment des indépendances des territoires africains, les frontières étaient définitivement fixées. Les nouveaux Etats ont solennellement, à l’Oua, pris acte de cette situation, à leurs yeux, irréversible. Les évènements de 1989 qui sont le corollaire de la politique générale de la Mauritanie, ont tiré prétexte d’un fait divers, qui n’est pas un cas singulier, pour mettre en pleine lumière un problème ardu. Laissant de côté la passion, l’émotion, qui devraient être le lot des populations et non des responsables politiques, il convient d’examiner la situation objectivement, en toute sérénité, sans arrière-pensée.

Il serait vain de s’accuser les uns les autres. «Les Etats, comme l’a déclaré un grand homme d’Etat, n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Force est de reconnaître aujourd’hui que les choses ont changé. On est en droit de s’attendre de la part des autorités de Nouakchott, au règlement du problème négro-africain en confondant dans un même amour des ethnies liées par un même destin. C’est un devoir, c’est une obligation, c’est la nation. De leur côté, nos frères et amis négro-africains doivent faire preuve de réalisme et accepter de rentrer au bercail. Ils seront accueillis avec dignité, respect et équité.

A partir de maintenant et contrairement au style du défunt régime sénégalais fait de bâillonnement, de pourrissement et de ponce-pilatisme, Dakar et Nouakchott doivent se mettre à la hauteur de leurs responsabilités et prendre des décisions qui, selon le mot Thicydide, sera «une acquisition pour toujours ». Comment ne pas penser à la création d’une structure légère au plus haut niveau entre les deux pays chargée d’élaborer des lettres de missions pour fixer un cadre de travail et faire des propositions de solutions aux deux chefs d’Etats : délimitation de la frontière, chants traditionnels de culture sur l’autre rive, licence aux pêcheurs, statuts des travailleurs immigrés, partage des eaux, partage de l’énergie électrique, etc.

Nous croyons que pour la vérité, il faut étaler tous les problèmes. Mais il faut que, dans le Nord du Sénégal, Me Wade ose dans le domaine des grandes infrastructures.

* Amadou Tidiane DIA est un économiste sénégalais

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