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Aujourd’hui, plus que jamais, la pensée de Fanon nous interpelle. Entre souffrance, résistance et luttes dans un monde plus que jamais marqué par l’oppression, le combat incessant pour la liberté trouve, dans les écrits de celui-ci, un souffle toujours aussi ardent. Comme le souligne dans ce texte prononcé lors d’une journée d’études, Mireille Fanon-Mendes-France, lire et assumer Fanon c’est posséder un «un antidote contre le renoncement» et avoir «une arme d’une passion lucide».

C’est avec grand plaisir que la fondation Frantz Fanon, créée en 2007, a accepté d’être partenaire de cette journée d’études. «Lire Fanon aujourd’hui» suppose garder présent à l’esprit qu’avant tout Frantz Fanon fut le militant d’un combat universel de libération et de désaliénation des hommes et des peuples. Il était un homme indivisible et ne saurait être réduit à une dimension particulière des luttes ; il a été antiraciste au nom de l’universalité et anticolonialiste au nom de la justice et des libertés. Il est de notre responsabilité de garder son approche universaliste au risque de l’enfermer dans ce qu’il a toujours refusé ; je n’ai pas de devoir nègre

Fanon, psychiatre, fut tout à la fois moudjahid algérien, révolutionnaire panafricain et combattant de l’émancipation de tous, y compris de ceux qui croyaient ou croient encore appartenir au monde dominant.

Lire Fanon aujourd’hui, au-delà des études sociologiques et postcoloniales, c’est aussi admettre, 50 ans après sa mort, que son analyse sur les pathologies sociales et politiques du racisme est d’une étonnante actualité – particulièrement pour tous les Africains et les Arabes contre lesquels s’expriment, aussi bien dans les media que dans les propos d’élites de certains Etats, un racisme décomplexé et qui sont directement visés par des lois xénophobes, libérant ainsi l’impensé raciste.

« Peau noire, masques blancs » est un jalon fondamental dans la lutte antiraciste, du décryptage des mécanismes de la ségrégation et de ses enjeux politiques. Analysant les ressorts du colonialisme et ses impacts sur les dominés, Fanon conteste le concept de négritude forgé par Senghor et Césaire. Lui, il articule la lutte contre le racisme dans un mouvement universel de désaliénation des victimes du racisme et des racistes eux-mêmes.

Son analyse politique, psychologique et sociale dépasse largement le contexte dans lequel elle a été élaborée et conserve une pertinence quelque peu dérangeante, J’emploie à dessein ce qualificatif car, 50 ans après les indépendances, le bilan est sans appel : les indépendances n’ont pas abouti à la libération des peuple opprimés. Les sociétés restent orphelines d’Etats qui n’ont pu naître, les réseaux néocoloniaux imposant des potentats qu’ils changent d’ailleurs au gré des intérêts et des conjonctures. Et si les structures néocoloniales n’expliquent pas à elles seules l’échec des indépendances, ce demi-siècle a été la démonstration impitoyable de l’efficacité des bombes à retardement léguées par les puissances coloniales.

Un des chapitres des «Damnés de la terre», «Les malheurs de la conscience nationale», est un appel aux peuples libérés de l’emprise coloniale pour la promotion d’élites productives, dotées d’une conscience politique et animées par le sens de l’intérêt général. Si les élites ne font qu’appliquer le modèle de leur ancien colonisateur, alors triompherait une culture d’affairistes qui ne seraient que la caricature de leurs mentors occidentaux, dans leur comportement et leurs modes de consommation. Et les mouvements de libération se transformeraient en parti unique, «la forme moderne de la dictature bourgeoise, sans masque, sans fard, sans scrupule et cynique».

L’analyse lucide de Frantz Fanon alertait de manière étonnamment prémonitoire sur les dérives susceptibles d’affecter les États postcoloniaux. Il décrit, avec des années d’avance, la pathologie néocoloniale, cette perpétuation de la domination par la soumission de gouvernements nationaux corrompus et antipopulaires aux intérêts des anciennes métropoles coloniales.

En Afrique, en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique, Fanon apparaît aujourd’hui comme plus actuel que jamais. Il fait sens pour tous les militants de la liberté et des droits humains, car l’émancipation est toujours l’objectif premier des générations qui arrivent à l’âge de la maturité politique. Beaucoup d’hommes et de femmes ont appris que ce combat pour la liberté, la démocratie et les droits humains est mené contre les potentats locaux mais aussi contre les tenants de l’ordre néocolonial qui les protège, les utilise pour piller les ressources et les éjecte quand ils ont fait leur temps.

La pensée de Fanon continue d’inspirer aujourd’hui ceux qui combattent pour le progrès de l’homme partout sur la planète. Dans un monde où le système de l’oppression, de l’écrasement de l’humain ne cesse de se renouveler et de s’adapter et face à ce qui, par tous les moyens, cherche à détruire l’homme, sa pensée est un antidote contre le renoncement et une arme d’une passion lucide pour le combat incessant pour la liberté, la justice et la dignité des femmes et des hommes, car la libération des peuples et des individus de l’asservissement et de l’aliénation reste un objectif, l’émancipation est encore à venir. On n’insistera jamais assez sur l’universalité de la pensée de Fanon, qui s’est nourrie d’une expérience irremplaçable de la souffrance, de la résistance et de la lutte.

C’est dans ce contexte que la Fondation Frantz Fanon s’est inscrite. Pour valoriser cette pensée et relever ces défis, la Fondation entend rester fidèle aux valeurs et aux formes d’engagement qui ont marqué la vie de Frantz Fanon, à sa liberté de propos et à sa rébellion contre le colonialisme sous toutes ses formes. Elle ne sera la gardienne d’aucun héritage pas plus qu’elle ne souhaite capter le legs de Fanon. Pour la Fondation, dont le bureau est très ouvert sur le monde, l’oeuvre et l’action de Fanon vont bien au-delà du combat antiraciste, de la balkanisation raciale des luttes contre la xénophobie en France et d’une récupération politicienne ou d’une iconification stérilisante. Elle est tout à la fois un lieu d’archives et de recueil de données, un lieu de rencontre, un lieu de partage et de construction de solidarité, un lieu de formation et d’information et un lieu de résistance et de proposition.

Ces objectifs pourront trouver leur expression dans des programmes axés sur l’actualité de la pensée de Fanon, ainsi que de l’éducation à la Citoyenneté et à l’anticolonialisme, sur des études postcoloniales questionnant les identités et les catégories dominantes de la pensée, de l’histoire et des mémoires de la colonisation et de la valorisation des mémoires anticoloniales, mais aussi de thématiques telles que linguistique et colonialisme, muséologie et restitution d’œuvres, cultures du colonialisme, aliénation, émancipation, autodétermination des peuples et libération…

La Fondation a tout son sens parce qu’il y a toujours nécessité de la création, de la libération, du refus d’un déterminisme historique qui se trace, à chaque fois, devant le colonisé d’hier et «le globalisé» d’aujourd’hui, obligé de se soumettre aux exigences du marché, au déterminisme imposé par les lois du marché et par les dominants.

Cette alternative se présentait hier entre le système capitaliste et le système socialiste, Fanon appelant à l’inauguration d’une autre voie. Et aujourd’hui, ce même choix alternatif se présente entre un universalisme récupéré par les puissants dans le contexte du système capitaliste et les luttes pour la construction d’une société internationale fondée sur la solidarité, la coopération et l’amitié entre les peuples. C’est cette face politique de Fanon qui, aujourd’hui, se révèle d’une actualité incontestable.

Une des exigences de la fondation est de tenir la particularité de la pensée de Fanon - à travers les différents terrains qu’il a lui-même investis - qui est d’avoir relié entre eux des lieux qui paraissent éloignés l’un de l’autre géographiquement (la France, les Caraïbes, le Maghreb, l’Afrique sub-saharienne) ou institutionnellement (l’hôpital psychiatrique et la scène politique). Ce travail transversal en réseaux doit servir à relier des lieux et à confronter sa pensée aux expériences, aux problèmes et aux problématiques du présent et en montrer l’actualité, car l’une des dimensions de la pensée de Fanon est sa mondialité.

La Fondation Frantz Fanon, structure ouverte en réseau, prend son sens dans cette série de questionnements mais aussi à partir de la question que posent les évènements et la lecture du monde: qu’arrive-t-il, aujourd’hui, à l’œuvre de Fanon, qu’en est-il de sa présence et de ce qu’il pensait de la construction d’une «nouvelle humanité», d’un universel pluriel et réconcilié?

* Mireille Fanon-Mendes-France dirige la Fondation Frantz Fanon. Cette communication a été faite à l’occasion d’un Journée d’études à l’Université Pais III, sur le thème “Lire Fanon aujourd’hui” - Source : http://frantzfanonfoundation-fondationfrantzfanon.com/?p=1215

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