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Avocate au barreau du Tchad, présidente de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’Homme (Atpdh) et récipiendaire du Right Livelihood Award en 2011, Jacqueline Moudeina lutte depuis une quinzaine d’années pour que l’ancien président Hissène Habré réponde des accusations de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de torture qui pèsent sur lui. Zahra Moloo s’est entretenue avec elle sur cette lutte contre l’impunité et pour la défense des victimes de l’ex-président tchadien.

ZAHRA MOLOO : Est-ce que vous pouvez nous rappeler le contexte qui prévalait sous le régime de l’ex-président ?

JM : Hissène Habre, l’ex-président tchadien, a régné au Tchad du 7 Juin 1982 au 1er décembre 1990. Donc il s’agit de huit années de règne. Mais c’était des années de terreur, où chaque Tchadien avait peur de sa propre ombre. Dans un couple, vous aviez le mari qui craint sa femme et vice versa. Les deux avaient peur de leurs propres enfants. Parce que pour peu qu’on sortait une petite phrase, on risquait sa vie. C’était vraiment la terreur et d’ailleurs, quand Hissène Habré est tombé, le 1er décembre 1990, du fait d’un coup d’Etat perpétré par l’actuel président tchadien Idriss Déby Itno, le nouveau gouvernement a ordonné une enquête. Le rapport a été déposé en 1992 et selon ce rapport 40 000 Tchadiens ont été tués et il y a eu des milliers de disparus, de veuves et d’orphelins. L’enquête n’avait pas couvert l’entièreté du pays. C’était des échantillonnages qui ont permis de fixer les 40 000 personnes tuées et les milliers de disparus.

Sous Hissène Habré, les violations des Droits de l’homme qui étaient constantes, qui étaient très graves et constantes, se perpétraient du nord au sud, de l’Est à l’ouest. Personne n’était épargné. Ce furent des périodes tristes. Par exemple, en 1984, Hissène Habré s’attaquait au grand groupe Sara et cette période fut appelée Septembre Noir ; des villages entiers étaient brûlés, des groupes étaient décimées. Il y avait des grandes exactions. En 1986 et 1987, ce fut le tour d’une autre éthnie, les Hadjarai.

En 1990, les Zaghawa, dont relève l’actuel président et qui était le bras droit de Hissène Habré en tant que chef d’état-major général, est entré en rébellion. Hissene Habré s’est mis à exécuter toute l’éthnie. Donc cela a été des périodes très durs, et les violations de droits de l’Homme étaient massives, constantes. C’est ce qui nous a amenés à décider de poursuivre Hissène Habré et ses complices. Il est poursuivi sur le plan international et au niveau du Tchad nous poursuivons les complices de Hissène Habré qui sont aujourd’hui récupérés par l’actuel pouvoir et qui occupent encore des postes de responsabilité.

ZM : Est-ce plus facile de le juger au Sénégal ? Comment se déroule ce processus ?

JM : La procédure judiciaire enclenchée contre Hissène Habré date de février 2000, quand nous avons déposé les premières plaintes. Hissène Habré a été inculpé et après moults tergiversations - parce que ce dossier n’est pas seulement judiciaire, il est hautement politique - les juridictions sénégalaises s’étaient déclarées incompétentes. Nous sommes donc allés en Belgique, en vertu de la loi belge sur la compétence universelle. Là, le magistrat instructeur Belge nous reçoit et accepte notre dossier. Il a même effectué une commission rogatoire internationale au Tchad pour investiguer et de compléter le dossier que nous lui avons présenté.

Après quatre ans de travail, le magistrat instructeur belge a inculpé Hissène Habré de trois grands crimes internationaux : crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de torture. Et en même temps, il a lancé un mandat d’arrêt international contre Hissène Habré, ce qui a permis à la Belgique de demander l’extradition de Hissène Habré pour qu’il soit jugé en Belgique.

Malheureusement pour nous, l’ancien président Sénégalais, Abdoulaye Wade, a refusé l’extradition. Il a préféré faire de notre dossier un dossier Africain. C’est comme ça qu’il l’a envoyé à l’Union Africaine. Vous conviendrez avec moi que celle-ci n’est pas une instance judiciaire. Donc ça été tout un problème pour l’Union africaine, même si elle a pris sur elle, quand même, de confier le dossier à un groupe d’éminents juristes, pour explorer l’option possible de jugement d’Hissène Habre.

Finalement, l’option a été retenue, puisque les chefs-d’état africains disaient qu’aucun chef d’Etat ne peut être jugé par les « petits Blancs » - c’était leurs terme. Donc il fallait retenir une option Africaine. Les éminents juristes à qui le dossier était confié ont proposé qu’il revienne au Sénégal.

Malheureusement, le président Wade ne voulait pas du jugement de Hissène Habré et ce n’était pas que lui. Au sein de l’Union africaine, il y a un syndicat de chefs d’Etats. Vous savez, juger Hissène Habré est un précèdent et aucun chef d’Etat ne voudrait que cela se passe parce qu’ils pensent à leurs sorts. Donc il a fallu l’arrivée de l’actuel chef d’Etat sénégalais, Macky Sall, qui a épousé notre idée de la lutte contre l’impunité pour que le Sénégal entre en négociation avec l’Union africaine. Et ils ont conclu un accord qui a permis de créer des Chambres africaines extraordinaires, au sein des juridictions sénégalaises, pour juger Hissène Habré. Et c’est ce qui a été fait. Donc, ces Chambres africaines extraordinaires sont opérationnelles depuis 2013.

ZM : Comment est-ce que vous avez trouvé les témoignages des personnes victimes pendant cette période (de terreur). Est-ce que ça a été difficile ?

JM : Vous savez je travaille sur ce dossier depuis 1998. Donc la première des choses que j’ai faite c’était de collecter des informations et je travaille beaucoup avec des victimes. Et aujourd’hui je suis sur un recensement qui donne à peu près 7000 victimes, directes et indirectes. Donc j’ai beaucoup d’informations et nous avons pu entrer dans les archives de la Direction et de la documentation et de la sécurité sous Hissène Habré. Ces archives nous donnent beaucoup d’informations. C’est ce qui rend solide notre dossier. Donc pour les informations, nous en avons suffisamment.

ZM : Pendant l’année 2000, lorsque vous avez soumis le dossier, vous étiez la seule avocate prête à prendre le risque de faire ce type de travail. Est-ce que vous avez subi des menaces au cours de ces années ?

JM : Oui, j’étais la seule avocate pratiquement parce que, d’abord, nous n’avons pas d’argent. Et aucun avocat ne peut travailler sans argent. Moi j’ai décidé de le faire, d’assurer ce bénévolat et le 11 juin 2001 j’ai été victime d’un attentat à la grenade qui a failli me couter la vie. Je m’en suis sortie avec la jambe droite amochée. J’ai du garder le lit pendant 15 mois. Et aujourd’hui j’ai plein de séquelles sur moi parce que j’ai pleins de tessons de grenade dans mon corps. J’ai fait quatre opérations au pied droit et jusqu’aujourd’hui je souffre des séquelles de cet attentat.
J’ai été également victime l’année dernière (Ndlr : en 2013) d’un braquage où mon véhicule a été emporté, Dieu merci on ne m’a touché. Mais je suis une personne menacée. Et là, depuis la création des Chambres, il y a d’autres avocats qui se sont associés à moi. On a deux avocats tchadiens qui travaillent avec moi, et à l’origine on avait un avocat belge, un avocat français, et un avocat sénégalais. Mais eux ne sont pas aussi exposés que moi parce que le plus difficile c’est de vivre avec ces ex-tortionnaires sur le terrain au Tchad.

ZM : Est-ce que le processus est bien couvert dans les médias ?

JM : C’est assez difficile. Comme je vous le disais, les ex-tortionnaires occupent les hauts postes de responsabilité. C’est assez difficile de faire passer le message par les medias, mais nous faisons beaucoup d’efforts de sensibilisation par le biais de conférences, débats et conférences de presse pour mieux informer les Tchadiens. Depuis que les Chambres ont été créées et depuis que les juges sont descendus sur le terrain, le gouvernement ouvre un peu plus ses portes. Ce qui nous permet de faire une large diffusion des informations.

Nous faisons tout pour informer les Tchadiens, parce que ce dossier, nous ne le portons pas simplement pour le plaisir de poursuivre Hissène Habré et ses complices. Nous voulons régler un problème à travers ce dossier, celui de la réconciliation des fils du Tchad entre eux, pour qu’on puisse oser poser le jalon d’une paix durable dans ce pays.

Le Tchad est un pays qui a connu plus de trente années de guerre. Il est difficile aujourd’hui d’avoir une paix durable. Et nous nous estimons qu’en poursuivant Hissène Habré et ses complices, en jugeant Hissène Habre et ses complices, en jugeant ce régime, on pourrait arriver à une réconciliation entre les Tchadiens.

ZM : Je veux poser une question personnelle. Qu’est-ce qui vous a motivé à vous lancer dans ce travail ?

JM : Je suis une personne qui n’aime pas l’injustice. Et ensuite, je suis orpheline de père et de mère très tôt. Cela m’a amené à me battre dans la vie. Je n’ai pas connu d’enfance et en voyant tout ce qui s’est passé sous Hissène Habré je me dis que ces innombrables orphelins vivent le même drame que moi. Ce n’est pas facile pour un enfant de ne pas avoir de père, de mère, en bas âge et de grandir tout seul. C’est assez difficile, donc je vis cela dans ma propre chair. Ces victimes sont comme des sans voix et ayant eu cette possibilité d’étudier, d’arriver là où je suis, je prête ma voix à ces personnes pour pouvoir aller à la conquête de leur droits.

ZM : Quand vous regardez la situation sur le reste du continent africain, avec l’impunité qui règne dans beaucoup de pays, est-ce que vous avez l’espoir que ce processus va aboutir à quelque chose de positif ?

JM : Vous savez, c’est le journal français Le Monde qui a trouvé le juste mot quand il y a eu la création des Chambres africaines extraordinaires et quand il y a eu l’arrestation d’Hissène Habré. Le Monde avait sorti un article qu’il a titré « Procédure judiciaire contre Hissène Habré, un tournant pour l ‘Afrique ». Ca sera vraiment un tournant pour l’Afrique. Ce dossier ce n’est pas seulement tchadien. Si on arrive aujourd’hui à faire juger Hissène Habré, c’est l’Afrique qui juge l’Afrique et ça m’étonnerait qu’un dirigeant africain puisse encore se mettre à piller, à tuer son peuple sans être inquiété. C’est un tournant pour l’Afrique, c’est une base de lutte contre l’impunité pour l’Afrique. Et l’Afrique s’en portera mieux. Donc ce dossier n’est pas seulement tchadien. Il est africain et pourquoi pas mondial ?

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS



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** Zahra Moloo est une journaliste multimedia kenyane et réalisatrice de films documentaires. Cette interview a été réalisée en 2014. Vous pouvez consulter ses oeuvres sur le site http://zahra-moloo.com/

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