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Samir Amin est une référence parmi les penseurs révolutionnaires africains dont les gigantesques et prodigieux travaux d’une vie sont d’une valeur incommensurable pour tous les humains qui, de par le monde, s’efforcent d’éliminer l’impact prédateur et dévastateur du capitalisme des vautours de notre époque.

A l’âge de 80 ans, après avoir écrit plus de 30 livres et articles, ses connaissances encyclopédiques et sa compréhension du système économique du capitalisme global et sa nature historique changeante, continue d’offrir de nouvelles nuances et des analyses significatives dans le domaine de la pensée critique théorique. Ici je voudrais simplement lui rendre hommage pour certaines de ses plus importantes pensées qui sont incroyablement pertinente au moment où l’humanité est confrontée à une crise globale.

A la lumière des récentes insurrections en Afrique du Nord et ailleurs dans le monde, on pourrait qualifier Samir Amin de prophète, dans le sens temporel du terme, pour avoir écrit en 1997 la chose suivante : " Ceux qui ont été marginalisés par l’expansion mondiale du capitalisme et qui semblaient pendant longtemps avoir accepté leur sort, ont au cours des cinquante dernières années cessé d’accepter et ils accepteront de moins en moins." (1)

La lutte de la population de Syrie, de Bahreïn et du Yémen qui refusent de continuer à accepter la dictature, de telles luttes- inspiré par l’acte singulier d’un jeune Tunisien qui s’est immolé par le feu - va continuer à inspirer les citoyens ordinaires dans le monde, dans leur propre lutte pour la liberté et un système nouveau dépourvu de tyrannie. Amin encourage ceux qui se sont engagés pour le " socialisme global" à lutter contre "les cinq monopoles qui reproduisent le capitalisme". Ce sont les monopoles de la technologie générés par les dépenses militaires des centres impérialistes, le monopole de l’accès aux ressources naturelles, le monopole de la communication internationale et le monopole des moyens de destruction massive. (2)

Amin se pose en critique de la nature du système capitaliste actuel dans de nombreux écrits. Mais son dernier livre est le plus provocateur : Ending the crisis of capitalism or ending capitalism ? (Mettre un terme à la crise du capitalisme ou au capitalisme ?). Amin appelle de ses vœux la fin du capitalisme dans son actuel configuration de globalisation néolibérale et son cortège d’interventions militaires.

En cette époque de crise profonde du capitalisme, il est urgent de revisiter attentivement les travaux de penseurs comme Amin. Ses écrits devraient faire partie intégrante du programme des sciences sociales dans les universités africaines. Il est regrettable que de nombreux étudiants africains terminant des études en économie dans des universités africaines soient capables de régurgiter les théories de Adam Smith, David Ricardo, Joseph Stieglitz et Jeffrey Sachs mais la plupart de ces nouveaux économistes africains ignorent la pensée d’Amin et d’autres économistes politiques radicaux africains, tel le Nigérian Claude Ake et Bade Onimode, ou l’Ougandais Dan Nabudere.

Cet état des choses est dû au fait que depuis l’indépendance l’Afrique a choisi comme modèles de développement et de concept de l’Etat, ceux de l’Occident. L’héritage colonial a été transformé en colonialisme néolibéral au cours de la période qui a suivi l’indépendance. C’était le temps de l’euphorie où l’on voulait africaniser les institutions comme le service civil, l’armée, le système judiciaire et de l’éducation. Mais on n’a pas réussi à changer fondamentalement les mentalités, les valeurs et les objectifs de ces structures.

Dans les années 1980 et 1990, les institutions de formation supérieure, sous influence de l’Occident, ont eu à se prostituer, à l’instar des économies africaines, afin d’obtenir des fonds de donateurs étrangers cependant que des gouvernements africains kleptocrates ne réussissaient pas à financer les universités pour avoir donné la priorité aux dépenses militaires. Un tel système d’éducation en Afrique a produit des théoriciens qui s’adonnent à des théories économiques abstraites basées sur les prémisses de l’Homo Oeconomicus. Il s’en suit qu’un tel paradigme diverge de la réalité sociale, dans sa quête d’une rationalité élusive qui manque aux théories économiques "conventionnelles" bourgeoises ou ce qu’il est parfois convenu d’appeler "les économies de marché". C’est là un des arguments d’Amin dans son chapitre "Pure economics or the contemporary world’s witchcraft" (L’économie pure ou la sorcellerie du monde contemporain) dans lequel il compare l’économie pure à une science de " magie et de sorcellerie" qui obscurcit la réalité matérielle.

Plus important encore, Amin écrit que "le pur discours économique n’a pas d’autre but que de légitimer la déprédation illimitée par le capital". Le principal défenseur de ces théories est de nos jours "Milton Friedman qui est le magicien en chef de notre Oz contemporain" et il y a " des magiciens de moindre importance" et des "experts" aussi bien dans le monde développé qu’en Afrique qui souscrivent à cette tromperie économique. (3)

Pour Amin, c’est l’économie politique marxiste, de concert avec un matérialisme historique, qui pose les questions essentielles aux humains. Parmi celle-ci : quelle est la relation entre le capital et les forces de travail au niveau national et mondial ? Quel groupe social dominant fait une alliance hégémonique avec le système capitaliste ? Comment les Etats créent-ils un environnement propice au capital et à la résolution des conflits entre capital et force de travail ? Et dans le contexte de l’inégalité du capitalisme, quelles sont les luttes requises pour que les travailleurs marginalisés puissent renverser l’ordre capitaliste et l’exploitation impérialiste dans leur propre localité ? Quelle forme de solidarité sont nécessaires pour que les gens au Nord et au Sud puissent revoir le capitalisme et comment peuvent-elles être créées et pérennisées en vue de la réalisation lointaine du socialisme ?

Pendant que plusieurs intellectuels du Nord appartiennent à une école de pensée qui conteste que le phénomène de la globalisation est un concept nouveau, des auteurs comme Amin, Tajudeen Abdul Raheem et d’autres ont constamment soutenu que le capitalisme historique, à chaque étape de sa maturation, a toujours été globalisé. C’est peut-être une vieille histoire sous un aspect nouveau. Feu Abdul Raheem a écrit en 1998 : "La globalisation n’est pas tant une chose nouvelle qu’une chose dans un contexte nouveau". (4) L’absence de contexte historique et de responsabilité politique dans la discussion concernant cette nouvelle marotte a déjà fait couler beaucoup d’encre, niant dangereusement le fait que la précédente mission de globalisation, le colonialisme, qui a perduré jusqu’au 20ème siècle, a commencé avec l’infâme conférence de Berlin de 1884-1885. (5) Il n’y a pas de doute que la nature actuelle du capitalisme a donné naissance à une plus grande polarisation entre les possédants et les démunis du monde. Aussi bien au Nord qu’au Sud les clivages profonds persistent et c’est là un point sur lequel Amin a mis l’accent.

Un autre aspect important des travaux d’Amin porte sur la déconstruction de l’impérialisme et des opérations globales et leurs impacts sur les populations du Sud. Il montre comment l’impérialisme collectif, la Triade, c'est-à-dire les Etats-Unis, l’Europe occidentale et le Japon se sont appropriés la démocratie et les discours sur l’environnement, l’aide aux côtés d’une militarisation accrue par les Etats-Unis. Amin considère que ces éléments sont inextricablement liés à la reproduction et au contrôle des ressources du monde par une minorité capitaliste et impérialiste qui cherche à accaparer les ressources détenues par le Sud qui constitue 80% de la population mondiale et représente donc la majorité.

Dans le sillage de la chute du Mur de Berlin en 1989 et la dissolution de l’ancienne Union soviétique en 1991, la décennie qui a suivi a vu un accroissement des appels pour des élections multipartistes et en faveur de la démocratie dans les pays de l’Est. L’Afrique a été infectée par cette fièvre et les appels à la démocratie, telle que conçue par le Nord, est rapidement devenue une condition adoptée par les institutions financières pour contraindre les pays africains à s’ouvrir à l’économie libérale globalisée. "Bonne gouvernance" et un engagement en faveur "des droits humains", selon la définition de l’Occident, sont devenus la feuille de vigne qui cachait la continuation d’une aide tout sauf apolitique et qui a servi à soutenir des régimes douteux en Afrique et ailleurs. Comme le souligne Amin, ceci n’empêche pas que les régimes autocratiques d’Arabie saoudite, de Bahreïn, de Géorgie et du Yémen, parmi d’autres, puissent continuer d’opprimer leur population parce qu’étant des régimes que l’Occident considère d’importance stratégique pour leurs intérêts politiques et économiques.

Dans sa quête sauvage et impitoyable d’accumulation sans fin de richesses, le capitalisme continue de ravager la planète comme il le fait depuis des siècles. Le changement climatique, la pollution, les sécheresses, les famines et la faim sont inséparables de l’impitoyable logique capitaliste. Il s’en suit qu’il n’est pas possible de séparer la destruction de l’environnement naturel de l’économie, de la manière dont les ressources de la terre sont exploitées par l’économie (poisons, agriculture, pétrole, diamants, minerais, etc.), de leur extraction au détriment de la majorité de la population du monde afin de garantir un mode de vie à celle du Nord.

Actuellement, les oligopoles occidentaux ont cherché à accréditer "le capitalisme vert", qui a été approuvé par ceux au pouvoir dans la Triade. Amin avance que " l’appropriation du discours écologique offre un service très appréciable à l’impérialisme". Une fois de plus, les économistes et les puissantes multinationales, qui se présentent comme des "économistes verts" s’engagent "dans la sorcellerie" (comme les crédits de carbone) afin de détourner l’attention des causes fondamentales du changement climatique et la nécessité de revoir la production capitaliste afin de mettre un terme au pillage continu de la planète.

On a parlé de la "nouvelle ruée sur l’Afrique" pour décrire l’intensification du conflit pour l’accès aux ressources naturelles de l’Afrique. Il semble que l’empiètement de la Chine, sur ce que les pays occidentaux considéraient avec arrogance comme leur privilège historique exclusif, donne aux pays africains deux possibilités. Soit l’Afrique met au défi cette nouvelle forme de colonisation ou elle continue d’être composée d’Etats clients de la Triade, mais aussi des puissances émergentes comme le Brésil, l’Inde, la Russie et la Chine (connu sous le nom de BRIC) si des accords économiques non exploitants ne sont pas mis en pratique avec les puissances émergentes.

Pour Amin, la façon de progresser consister à "délier", ou "la théorie de la déconnexion" qui offre à ces pays une alternative aux contraintes imposées par le système économique mondial. Il souligne que le concept ne doit pas être confondu avec "autarcie", qui signifie le repli sans interaction avec le monde, mais qu’il s’agit plutôt d’un processus qui fondamentalement "refuse de soumettre la stratégie nationale de développement aux impératifs d’une expansion mondiale". (6)

Ceci requiert un gouvernement politique courageux soutenu par des citoyens conscients afin d’implanter un modèle alternatif de développement "basé sur l’élargissement de la gamme qui ne sont pas des matières premières mais des activité d’autogestion", le rejet du diktat d’avantages comparatifs et le renforcement des forces progressistes du Nord et du Sud. (7) Essentiellement " que ça plaise ou non, le déliement est associé avec "transition», en dehors du capitalisme et sur le long terme en direction du socialisme". Une telle transition n’est nullement linéaire ni dépourvue de retraits et il n’y a pas de plan pour la construction du socialisme du futur. Comme le formule Amin, "si en l’an 1500 on avait demandé ce que le capitalisme serait, les réponses auraient certainement été inadéquates, même si l’on avait pu imaginer que ce que l’on construisait était le capitalisme". Bref, "le socialisme reste à construire." (8) Et en construisant le socialisme, les travaux d’Amin soulignent que " la lutte pour la démocratisation et la lutte pour le socialisme sont une seule et même chose. Pas de socialisme sans démocratie ni de progrès démocratique sans une perspective socialiste"

Se délier signifie créer une autonomie en pratique et en réalité parmi la population du Sud au travers d’une plus grande coopération Sud/Sud, en particulier dans les relations économiques, afin d’éviter de reproduire des relations exploitantes similaires qui existent entre le cœur du capitalisme et la périphérie, c'est-à-dire les nations développées et les nations moins développées.

Dans cette longue lutte vers le "déliement", les populations du Sud doivent aussi considérer la militarisation de la globalisation. Avec des soldats américains dans 144 pays et l’installation récente de l’US Africa Command (AFRICOM) avec plus de 2000 soldats américains dans le minuscule Djibouti, il semble que l’Afrique soit maintenant le dernier maillon de la guerre globale américaine contre le terrorisme (GWOT) et du Project of the New American Century (PNAC). Cette dernière vision est née au cours de la présidence de Bush et a élargi la doctrine Monroe qui dit que les Etats-Unis se réservent le droit d’intervenir contre toute chose, en Amérique ou ailleurs, perçue comme une menace. Bush a appliqué cette doctrine à toute la planète. En ce qui concerne l’Afrique, l’administration Bush a établi AFRICOM, un dangereux développement qui se légitime en prétendant offrir de l’assistance pour la sécurité, l’effort humanitaire ou en combattant le terrorisme sur le continent.

AFRICOM coexiste avec ses subalternes - Japon et la défunte OTAN - qui constamment se cherchent un nouveau rôle depuis la fin de la Guerre Froide. Toutefois la réalité est autre. Les objectifs de l’AFRICOM sont de garantir le ravitaillement énergétique dont l’économie américaine a tellement besoin, à partir des Etats pétroliers de l’Afrique. Des Etats comme le Ghana et le Tchad, où l’on récemment découvert du pétrole, avec des pays producteurs établis comme le Nigeria, l’Angola, la Libye, le Soudan, la Guinée équatoriale et le Gabon, ont accru l’importance stratégique de l’Afrique dans cette nouvelle ruée sur les ressources africaines pour les prochaines décennies.

Amin encourage les populations du Sud et les mouvements radicaux du Nord à contraindre la Triade de l’impérialisme à abandonner les bases militaires éparpillées dans le monde et à démanteler l’OTAN. Il parle de l’urgence qu’il y a "à construire une internationale des travailleurs et des peuples", face à la sauvagerie du capitalisme qui dépossède par une l’accumulation et une militarisation croissante.

La perspicacité de la dissection par Amin de la financiarisation, de l’hégémonie américaine, de l’érosion de la démocratie et de la manipulation afin de servir des intérêts impérialistes, le pouvoir croissant des oligarchies comme la compagnie Monsanto (pour ne mentionner que celle-là parmi des centaines d’autres), l’adoption de "la responsabilité de protéger" qui cachent un programme militaire déguisé en action humanitaire, la destruction de la terre par la quête rapace pour plus de ressources et de marchés dans le monde, sont inextricablement liés. La solution, c'est-à-dire la création d’un nouveau socialisme mondial ne se fera pas sans heurts. Mais comme le dit Amin clairement, l’alternative signifie chaos et barbarie.

Idéologiquement constant et engagé en faveur d’une transformation radicale, Amin est un titan intellectuel dans les références africaines de la pensée radicale. La grande militante politique afro-américaine, Ella Baker a défini "radical" comme étant "la compréhension des causes. Cela signifie défier un système qui ne répond pas à ses besoins et élaborer des moyens par lesquels changer ce système" (9) Si l’humanité progresse en se posant des questions et à l’occasion trébuche dans le processus de recherche et d’implantation de solutions radicales aux inégalités et injustices globales, Amin a fait une contribution colossale en définissant ces questions profondément pertinentes en ce moment crucial de l’histoire.

NOTES
(1) Capitalism in the Age of Globalization, by Samir Amin, 1997, p. 10
(2) Capitalism in the Age of Globalization, pp. 3-5.
(3) Spectres of Capitalism, by Samir Amin, 1998, pp.133-145.
(4) An African Perspective on Globalization’ by Tajudeen Abdul-Raheem, in The Society for International Development, 1998, pp.23-26.
(5) An African Perspective on Globalization,’ 1998, 24.
(6) Delinking, by Samir Amin, 1985, p. 62.
(7) Delinking, p. 52.
(8) Delinking, p. 55.
(9) Ella Baker and the Black Freedom Movement A Radical Democratic Vision by Barbara Ransby, 2003, p. 1.

* Dr Ama Biney est une panafricaniste et historienne. Elle vit en Grande Bretagne – Texte traduit par Elisabeth Nyffenegger

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