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Pour Vincent Kitio, la récurrence de la famine à travers l'Afrique ne peut pas être simplement justifiée par le manque d'eau. Selon lui, un certain nombre de technologies traditionnelles d’irrigation peu coûteuses, dont on s'est servi dans différentes régions arides et semi-désertiques du monde, pourrait aider dans l'allègement de la famine à travers le continent.

Des images qu'on a fait voir sur la télévision kenyane ne pouvaient pas manquer de faire tomber des larmes. C'était écœurant de voir des femmes serrer désespérément les corps inertes de leurs enfants, victimes de la famine impitoyable qui a fait rage à travers le pays. Beaucoup d'appels ont été lancés par le gouvernement, les églises et même le monde des entreprises, pour aider à limiter les dégâts de cette catastrophe.

A travers le continent, il se reproduit un événement semblable presque tous les deux ans. Des appels sont généralement lancés par les gouvernants pour aider les victimes. De telles situations m'amènent à réfléchir sur la façon dont les intellectuels africains peuvent contribuer à alléger les souffrances que nos populations subissent.

Le problème de famine récurrente est plus profond que la raison qui est souvent avancée comme cause, à savoir le manque d'eau pour produire davantage dans les champs ou pour abreuver le bétail. Les réserves d'eau disponibles au Kenya suffisent, par exemple, pour maintenir une nation libérée de la faim. Dans certaines parties du Cameroun, les gens souffrent de la famine bien que le pays se targue d'abriter le climat le plus arrosé de la planète.

Des exemples abondent quant à la façon dont, ailleurs, des populations sont parvenues à surmonter une telle équation. En dépit de la rareté de l'eau dans les territoires semi-désertiques et arides de l'Afrique du Nord, du monde arabe, des pays méditerranéens et d'une partie du sud-est de l'Asie, les agriculteurs y jouissent d'une plus grande sécurité alimentaire, comparativement à l'Afrique sub-saharienne. Longtemps avant la découverte du combustible fossile, la plupart de ces pays jouissaient déjà de la sécurité alimentaire.

En vue de faire face aux conditions climatiques farouches liées une basse pluviosité, les habitants de ces terres sèches ont développé des connaissances traditionnelles autour des techniques de soulèvement d'eau des rivières et des eaux souterraines à des fins d'irrigation, en vue d'augmenter la production alimentaire. Dans ce processus, toutes les formes disponibles d'énergie sont utilisées, telles que la force humaine, la force des animaux, la force des eaux et la force du vent.

Ces anciennes techniques dont on s'est servi en Europe, dans le monde arabe et dans une partie de l'Asie pendant des siècles, sont toujours ignorées en Afrique sub-saharienne. L'agro-élevage y dépend lourdement de la pluviosité et de la main d’œuvre. En tant que partie d'une solution durable à la sécheresse et à la famine récurrentes, il y a une nécessité pressante de documenter, d'adapter et de transférer ces technologies dans les zones où leur application convient.

La famine en Afrique a atteint des niveaux excessifs. Tous les pays d'Afrique subsaharienne sont affectés par une sécheresse dont beaucoup de gens soutiennent qu'elle aurait pu être prévue et ses effets minorés. Beaucoup attribuent cette situation à la mauvaise gouvernance, à la corruption, au changement climatique, au syndrome de dépendance de l'aide alimentaire tirée de l'assistance étrangère. Cette dépendance réduit le nombre de récoltes par an et donne peu de liberté au fermier de se programmer convenablement. Il y a plusieurs années, une agriculture dépendant de la pluviométrie ne constituait pas un handicap en Afrique, puisque des communautés entières pouvaient migrer des zones frappées par la sécheresse vers des pâtures plus vertes. Tel n'est plus le cas faute de terres disponibles.

Les Romains comptaient sur les systèmes d'irrigation pour assurer la sécurité alimentaire dans l'empire. Des architectes et ingénieurs romains ont élaboré différentes techniques, tel que le décrit Vitruvius en 01 avant-J.C. dans ses Dix Livres sur l'Architecture, afin d'appuyer leur agriculture. Certains de ces systèmes d'irrigation ont survécu jusqu'à ce jour.

La noria
En 1913, le dictionnaire "Webster's Revised Unabridged Dictionary" donnait cette définition : « Noria - une grande roue hydraulique, tournée par l'action d'un cours d'eau contre ses flots, et transportant à sa circonférence des seaux, par lesquels l'eau est soulevée et déposée dans une auge; utilisée en Arabie, en Chine, et ailleurs pour l'irrigation des terres. »

Les norias trouvées en Espagne furent introduites pendant la domination musulmane, avec deux ensembles de seaux de chaque côté de leurs jantes. D'autres ont deux roues sur le même arbre, permettant au système d'augmenter la quantité d'eau puisée. Des prêtres espagnols introduisirent les norias en Mexique au cours de la période coloniale. Certains d'entre eux sont toujours en activité dans les fermes situées dans la partie nord du pays. Leurs seaux sont en plastique contrairement aux pots en argile ou aux seaux en bois.

Un autre témoignage vivant de cette magnifique technologie qui a passé l'épreuve du temps est la plus grande noria (plus de 20 mètres) connue sous le nom de Al-Mohammediyyah à Hama, en Syrie. Elle fut l'objet de l'un des programmes de télévision célèbres aux Etats-Unis qui s'appelle "Ripley's Believe it or Not!" (Que vous y croyiez ou non !) sous cette présentation : "Une roue hydraulique sur la Rivière Ornotes en Syrie reste en activité, malgré qu'elle fût construite en l'an 1000."

Certains fermiers à Hama utilisent la noria dans l'agriculture urbaine. Et occasionnellement, lorsque la circulation de l'eau ne suffit pas pour faire tourner la roue hydraulique, on a besoin de jusqu'à cinq pompes à moteur pour soulever l'eau vers l'aqueduc. Cette technologie aussi vieille que le monde convient bien au mode de vie rurale en Afrique, surtout avec la montée du prix du carburant qui est déjà en train d'avoir un impact négatif sur la croissance économique.

La roue perse
La roue perse, également connue sous l’appellation Saqiya, est un dispositif fabriqué grâce à des roues à deux vitesses et une chaîne interminable de pots ou seaux, capable de soulever l'eau, tant à partir d'un puits superficiel que d'un puits profond. Le système se sert de la force d'un ou de deux animaux (l'âne, le cheval, le chameau, le bœuf, le buffle). Des roues ont été utilisées depuis des temps immémoriaux afin de fournir l'eau pour l'irrigation en Egypte, dans les pays méditerranéens, en Inde et en Chine.

Les animaux tournent autour de la première roue et génèrent des rotations horizontales, qui sont transformées en rotations verticales à travers les vitesses et apportent la chaîne de pots (seaux) qui transportent l'eau à partir du puits et la vident dans un conduit. Puisque les animaux n'aiment pas la marche ennuyeuse en révolution, ils se voient bander les yeux. Cette technologie a été utilisée pendant plus de 2 000 ans. Un géographe américain qui a visité l'Egypte en 1727 a estimé qu'il y avait plus de 200 000 roues perses en activité, conduites par des bœufs, à des fins agricoles.

Dans la région entre l'Inde et le Pakistan, les roues perses, connues comme des Rahat à Urdu, sont des instruments traditionnels utilisés pour l'irrigation. Avant leur introduction dans la région, l'irrigation était une activité très ennuyeuse et inefficace, comme elle le reste aujourd'hui dans les zones rurales africaines où les gens doivent marcher sur de longues distances pour chercher de l'eau. L'introduction de cette technologie a amélioré la productivité agricole de façon sensible en Inde au moyen-âge. Comme conséquence du succès du programme d'électrification rurale à travers l'Inde, les pompes électriques remplacent de plus en plus ce dispositif qui a résisté au temps. Mais malgré la disponibilité de l'énergie moderne, les roues perses restent populaires dans la région indienne de Rajasthan. On estime qu'une roue perse peut irriguer jusqu'à un hectare de terres.

Sakia
Un autre dispositif servant à soulever l'eau, qui mérite d'être mentionnée, est le sakia. Il s’agit d’une ancienne technologie qui a été utilisée intensivement en Egypte, d'où elle a tiré son origine depuis les temps immémoriaux. Le dispositif, efficace et efficient, est largement utilisé dans la Vallée et le Delta du Nil. Le Sakia se fabrique grâce à une grande roue vide avec des pelles autour de sa périphérie, et l'eau se déverse à son centre. Les diamètres du Sakia vont de 2 à 5m ; et ils soulèvent l'eau de 0,8 à 1,8m respectivement.

Au départ, les sakias étaient en bois, aujourd'hui on les fabrique en feuilles d'acier galvanisé avec un système de vitesses qui convertit la rotation horizontale en rotation verticale. Ils se servent essentiellement de la force des animaux, mais récemment on a commencé à les doter de moteurs électriques ou à essence. Selon la Station égyptienne de recherche et d'expérimentation hydraulique, plus de 300 000 sakias sont en utilisation dans la vallée et le delta du Nil, surtout conduits par des animaux. Un sakia de 5m de diamètre peut puiser 36m3 d'eau par heure, tandis qu'un modèle de 2m de diamètre génère m3/h.

Pompe à vent
De simples pompes à vent, par opposition à celles qui sont sophistiquées et coûteuses que l'on voit occasionnellement dans certaines zones rurales africaines, constituent une autre solution appropriée pour l'irrigation. Sur le plateau de la montagne de Lassithi à Crète, en Grèce, de simples pompes à vent ont été utilisées pendant plus de 400 ans pour irriguer la terre et produire des légumes, des fruits et du blé. Ces pompes à vent, construites par les artisans du village, furent au départ fabriquées en bois et en étoffe. Le bois fut plus tard remplacé par le métal afin de prolonger la période d'utilisation.

Il y a une décennie, plus de 10 000 moulins à vent pouvaient être trouvés sur le plateau, chaque fermier en possédant au moins une pour l'approvisionnemen pour l'irrigation. Aujourd'hui, moins de 2 000 sont en activité, conséquence des politiques de l'Union européenne permettant d’outiller les fermiers. Ainsi les moulins à vent traditionnels sont de plus en plus remplacés par des pompes électriques. On les vend aux touristes en guise de souvenirs. Lorsqu'il y a du vent, chaque moulin pompe l'eau à partir d'un puits, qui sera utilisée plus tard par les fermiers pour irriguer leurs jardins grâce à la gravité. Les zones côtières de l'Afrique et les régions montagneuses ayant des vents en permanence sont des endroits idéaux pour l'application de cette technologie.

Conclusion
Cette technologie propre et abordable pour puiser l'eau reste inconnue aux fermiers d'Afrique subsaharienne. Si on les met à leur disposition, et avec les nombreuses rivières et ruisseaux disponibles pour irriguer les terres non-exploitées, les marchés locaux pourraient être approvisionnées en trois mois, le temps moyen pour faire pousser et récolter des légumes dont on a tant besoin pour arrêter la malnutrition.

L'aide alimentaire ne devrait pas être perçue comme une solution à long terme. Les populations gagneraient être autonomisés grâce à des technologies abordables qui peuvent les aider à surmonter les périodes actuelle et future de pénuries alimentaires.

Toute cette connaissance traditionnelle en techniques de puisage de l'eau peut être ajustée pour une appropriation selon les structures locales, en se servant des matériaux courants sur les lieux ; aucun élément importé n'est requis, aucun combustible fossile n’est nécessaire et on épargne de l'énergie humaine.

Cette technologie pourrait sembler vieille, mais son efficacité dépasse celles des pompes à moteur importées. Il est regrettable de constater qu'en dépit de la haute technologie du 21e siècle, une personne sur six n'a pas accès à l'eau potable. Donc toute solution abordable susceptible de rapprocher davantage l'eau des populations devrait être considérée comme une innovation plutôt qu'une tentative de faire reculer le développement.

Pour faire de la famine un fait qui n'appartient qu'à l'histoire en Afrique, il nous faut introduire auprès des agriculteurs ces connaissances abordables, aux résultats tangibles, démontrées et traditionnelles du monde aride. La créativité du secteur informel de l'Afrique va se rénover et adapter la technologie aux différentes conditions sociales et économiques locales.

Pendant qu'on explore la technologie moderne pour faire face à la famine en Afrique, il serait aussi sage de prendre en compte le savoir-faire qui est du domaine public et ne requiert aucune exigence de négociation des droits d'auteur. Les technologies décrites ici sont encore opérationnelles en Egypte et en Syrie. Il serait utile pour ceux interviennent dans la lutte contre la faim en Afrique de visiter Medina El Faiyum en Egypte et Hama en Syrie pour être témoins de la manière dont ces technologies traditionnelles simples peuvent transformer des terrains arides en forêt. Ce serait le commencement de la fin de la famine en Afrique.

* Camerounais de nationalité, Vincent Kitio est architecte et expert en énergie renouvelable et en technologies appropriées pour le développement durable. Il travaille au siège de l'organisation onusienne sur l'habitat, UN-HABITAT, à Nairobi, en qualité de conseiller en énergie.

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