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Il y a une très grande dispersion d'estimations sur les hépatites, pour que les enjeux les prévalences et décès en Afrique soient correctement appréhendés (y compris les co-infections Vih-hépatites). Cela est le résultat d'un manque de coordination et d'un manque de transparence dans la collecte (quelles sources ? quel niveau de confiance dans les données ?), dans les calculs (quels algorithmes ?) et dans le processus de diffusion des informations à destination des différents acteurs concernés. Cette situation nuit fortement à la compréhension des enjeux et une harmonisation s'impose.

Dans notre précédente communication (Hépatites en Afrique : il est temps d'évaluer correctement la taille de l'iceberg - http://bit.ly/19Cj7B7), nous considérions que les données internationales sur les hépatites pour l'Afrique étaient sous-estimées. Nous avons pris connaissance d'une étude parue notamment dans The Economist, présentant avec des codes couleurs différents les pays selon que le VIH ou les Hépatites tuent le plus. En cliquant sur chaque pays de la carte, il est possible d'avoir le nombre de décès estimé pour chacune de ses endémies. Les données viennent de l'Institue of Health Metrics and Evaluation (USA).
Nous sommes particulièrement étonnés par les chiffres donnés pour les décès d'hépatites en Afrique, ces données nous semblant particulièrement sous-estimées.

Prenons deux exemples, la France et le Mali. Le premier est un pays de basse endémie ( 15%). L'IHME propose :

• POUR LA FRANCE : 10 816 décès (on estime généralement à environ 500 000 le nombre de porteurs chroniques VHB et VHC) ;
→ un porteur chronique en France aurait donc statistiquement un risque de décès dans l'année de 2,16% selon l'étude parue dans The Economist (dans la littérature française, on relève souvent le nombre d'un peu plus de 4,000 décès en France d'hépatite B ou C, soit plutôt deux fois moins que le nombre proposé par l'IHME)

• POUR LE MALI : 3 661 décès alors que nous pouvons estimer pour ce pays (nous ne prenons ici que les hépatites B et C) :
◦ une prévalence VHB estimée de l'ordre de 13,9% (certaines études donnent des chiffres supérieurs) soit 2 064 000 porteurs chroniques ;
◦ une prévalence VHC de l'ordre de de l'ordre de 3,3% (certaines études donnent des chiffres supérieurs) soit 392 000 porteurs chroniques (nous retenons 80% de personnes infectées par le VHC comme porteurs chroniques) ;
◦ soit un total estimé de porteurs chroniques de 2 456 000.
→ un porteur chronique au Mali aurait donc statistiquement un risque de décès dans l'année de 0,15 % selon l'étude parue dans The Economist.

RAPPORT FRANCE/MALI : 2,16 / 0,15 = 14,5

NB 1 : Nous ne sommes pas en mesure de donner des statistiques pour la France et le Mali de la prévalence aux hépatites A et E, il est généralement reconnu que ces deux formes d'hépatites ont un impact mineur sur les décès par rapport au VHB et au VHC. L'étude de l'IHME mériterait de détailler le nombre de décès par pays et par type d'hépatite, en l'absence de détail nous ne pouvons extraire les décès par hépatite A et E du calcul du ratio proposé.

NB 2 : Si nous prenons le Royaume Uni à la place de la France, nous aurions un ratio de 1,7% (6 881 décès pour environ un peu plus de 400 000 porteurs chroniques estimés).

Le ratio de décès sur prévalence entre la France et le Mali serait donc selon l'étude de l'ordre de 14,5 c'est-à-dire que statistiquement un porteur chronique français aurait 14,5 fois plus de risque de décéder d'une hépatite dans l'année qu'un porteur chronique malien ! Nous laissons nos lecteurs apprécier ce ratio par eux mêmes. On peut aussi rappeler que le nombre de porteurs chroniques dépistés au Mali est faible et que le pourcentage de ceux qui ont accès à un traitement infime (quand il n'y a pas des ruptures d'approvisionnement !). Nous pouvons également dire que le risque de forme chronique de l'hépatite B est d'autant plus élevé et sévère que l'infection se produit très jeune (en particulier pour les nouveaux nés), les transmissions verticales mère-enfant (l'immense majorité des pays sub-sahariens ne vaccinent pas à la naissance contre l'hépatite B, bien que recommandé par l'OMS depuis de très nombreuses années - lire le relevé épidémiologique de l'OMS de juillet 2004) ou inter-familiale en bas âge étant prépondérantes dans un pays comme le Mali. Notons enfin qu'au sein d'études internationales, le risque de décès des porteurs chroniques VHB d'environ 30% est souvent estimé; et d'environ 20% pour les porteurs chroniques VHC.

Nous pourrions également évoquer l'article du 27 juillet 2012 paru dans le journal Le Monde et signé par Bruno Spire, président de Aides et par Patrick Gregory, administrateur de Aides (les hépatites : pour une réponse globale à un mal politique) disant : « En jeu, le dépistage de l'hépatite B et la vaccination des personnes issues d'Afrique sub-saharienne, huit fois plus touchées que la population générale. ». Devrions-nous donc comprendre d'après l'étude qui nous intéresse que les personnes d'origine sub-saharienne décèdent plus de l'hépatite B en France qu'en Afrique ?

Si nous faisons maintenant le calcul pour le Vhi, nous avons :
• pour la France, 932 décès estimés par l'Ihme pour environ 160 000 personnes infectées (Onusida 2011), soit un ratio de 0,58% (risque de décès dans l'année pour les personnes infectées) ;
• pour le Mali, 5 725 décès estimés par l'Ihme pour environ 110 000 personnes infectées (Onusida 2011), soit un ratio de 5,2%. Nous obtenons 4,45% pour le Nigeria et 4,85% pour le Cameroun avec les données Ihme/Onusida.

Le ratio France/Mali pour le sida devient alors de 0,11 alors que pour les hépatites il est calculé à 14,5. Les ratios sur le Vih semblent ici plausibles puisque le dépistage et l'accès aux ARV en France sont bien meilleurs qu'en Afrique.

Pour toutes ces raisons, nous considérons que les données de cette étude pour le Mali ne sont pas cohérentes, le nombre de décès des hépatites proposé sans commune mesure avec le nombre estimé de porteurs chroniques et le niveau de soin du pays. Les données des autres pays africains sont pour la plupart du même ordre.

NB 1 : Si nous faisons cet exercice pour l'Algérie et la Tunisie, deux pays d'Afrique du Nord dont la courbe démographique et l'espérance de vie sont bien plus proches de celles de la France que celles du Mali, nous aurons (selon nos estimations de prévalence de porteurs chroniques pour ces deux pays) des taux respectifs de 0,15% (risque de décès dans l'année d'un porteur chronique) et de 0,11%. Pour la Mauritanie, pays de très forte endémicité, nous tombons à un taux de 0,10%. Pour le Cameroun, pays également de très forte endémie, le ratio trouvé serait de 0,12%.

NB 2 : Par contre pour l'Egypte, d'après nos estimations de porteurs chroniques dans le pays, nous arrivons à un ratio d'environ 1% , ce qui serait assez proche du ratio qu'on trouve régulièrement dans la littérature pour la France (un peu plus de 4,000 décès pour 500,000 porteurs chroniques) ; à noter que l'Egypte dispose d'études épidémiologiques très importantes et de programmes d'accès ambitieux pour le traitement de l'hépatite C (près de 300,000 patients traités sur les six derniers années), ce qui est exceptionnel sur le continent africain. Pour le Maroc, nous obtenons un ratio de 0,5% (sur la base de notre estimation de porteurs chroniques). Hormis ces deux pays, le taux relevé (nombre de décès par an/estimation des porteurs chroniques) sur tous les pays d'Afrique se situe entre 0,2 à 0,1%, ce qui nous paraît extrêmement faible.

Par ailleurs, l'étude propose un nombre total de décès par les hépatites (A, B, C et E) de 1 445 000 dans le monde (cliquer sur la carte en dehors des frontières des pays). D'après l'article paru, le nombre de décès pour l'Afrique serait de 183 000 (soit 12,7% du total des décès par hépatites dans le monde). Ce chiffre paraît très faible, puisque l'Afrique compte pour 15% de la population mondiale et est le continent avec le plus haut taux de prévalence aux hépatites (environ le double de la moyenne internationale, notamment parce que l'Afrique a pris un grand retard dans la prévention vaccinale, en particulier par rapport à l'Asie). Si on retire l'Egypte (44 111 décès), l'étude indiquerait qu'il y aurait en Afrique moins de 140 000 décès des hépatites par an pour plus d'un milliard d'habitants. Sur la base du nombre de porteurs chroniques que nous estimons de manière brute le ratio décès par an (Ihme)/nombre de porteurs chroniques serait ainsi de l'ordre de 0,15% pour l'ensemble du continent africain (les porteurs chroniques VHB étant largement prépondérants par rapport au Vhc).

L'Institute of Health Metrics and Evaluation (Ihme) est renommé et publie notamment le Gbd (Global Burden of Disease) qui est très largement utilisé par les spécialistes de santé et les organisations internationales. Le chiffre du total décès par hépatites dans le monde parue dans The Economist est conforme aux chiffres présentés dans le Gbd (2012) où il est proposé 786 000 décès pour l'hépatite B et 499 000 pour l'hépatite C; soit un total de 1 285 000 décès (ne prend pas en compte les hépatites A et E, alors que The Economist les prend en compte). Les résultats de calcul sont donc a priori les mêmes, ce qui induit que tous les lecteurs du Gbd utilisent des chiffres et des analyses qui montrerait un impact potentiel très faible des hépatites sur les mortalités en Afrique (sauf cas de l'Egypte).

On rappellera que l'Oms propose dans ses aides-mémoire hépatite B et C, des chiffres de décès au niveau mondial respectivement de 600 000 pour l'hépatite B et de 350 000 pour l'hépatite C, soit 950 000 au total (juillet 2013); c'est à dire 26% de moins que l'Institute of Health Metrics and Evaluation. Ces chiffres de l'Oms ne sont pas détaillés ce qui ne nous permet pas de faire de recoupement pour le continent africain.

Alors, nous pouvons poser les questions suivantes concernant les hépatites :
• Quelle est la validité des sources statistiques de santé utilisées par les décideurs de santé pour l'Afrique : ministres de la Santé, représentants de l'Oms, agences internationales, grandes Ong, etc...?
• Sur quelle bases probantes les stratégies de santé sont-elles menées ?
• Le Fonds Mondial peut-il être tenté de prendre en compte cette endémie lorsque les statistiques internationales présentent des décès faibles sur les pays sub-sahariens ?
• Comment avec de tels chiffres Gavi peut inciter les pays africains sub-sahariens à mettre en place la vaccination à la naissance contre l'hépatite B, recommandation portée par de nombreux spécialistes africains et internationaux depuis de longues années, reprise dans l'Appel de Dakar puis dans le Consensus de Dakar et recommandée par l'Oms ?
• Les professionnels de santé et associations de patients en Afrique qui luttent contre les hépatites, et en découvrant les données détaillées de l'Ihme, doivent-ils comprendre que les constats qu'ils font dans leurs pays ne correspondent pas aux statistiques internationales ?

L'Ihme propose donc 1 445 000 décès des hépatites (contre 1 465 000 pour le Vih) dans le monde. Une réévaluation approfondie des chiffres sur l'Afrique serait de nature à augmenter de manière significative les chiffres de l'Ihme et à faire passer les décès des hépatites devant le Vih au niveau mondial. Il paraît nécessaire que l'Ihme travaille plus avec des spécialistes africains des hépatites pour comparer leurs chiffres et calculs. Il est souhaitable aussi que les pays africains se dotent de leurs propres unités de recherche sur les hépatites et puissent produire leurs propres statistiques.

Dans le prolongement de notre précédente communication sur les chiffres et enjeux, et constatant maintenant comment les décès en Afrique sont appréciés, nous demandons à l'Oms de prendre des mesures urgentes pour que les prévalences et décès en Afrique soient correctement appréhendés (y compris les co-infections Vih-hépatites). Il en va de la crédibilité du système épidémiologique, de la collecte et de l'utilisation des données de santé en Afrique, et même au niveau international où tous types de chiffres sur les hépatites circulent (de nombreuses organisations évoquent le chiffre d'un million de décès rien que pour l'Asie-Pacifique alors que l'Oms estime à moins d'un million les décès pour l'ensemble du monde (en 2013 l'OMms donne 600 000 décès pour l'hépatite B comme en 2004 dans son relevé épidémiologique), certaines organisations de patients parlent de 2 millions de décès au niveau mondial rien que pour l'hépatite B, etc...).

Nous constatons qu'il y a une très grande dispersion d'estimations ce qui nuit fortement à la compréhension des enjeux, une harmonisation s'impose. Cela est le résultat d'un manque de coordination et d'un manque de transparence dans la collecte (quelles sources ? quel niveau de confiance dans les données ?), dans les calculs (quels algorithmes ?) et dans le processus de diffusion des informations à destination des différents acteurs concernés.

Enfin, si l'objectif « zéro mort du sida » doit être partagé par tous, nous pensons que cela restera une utopie tant que les co-infections feront autant de dégâts en Afrique (toutes les études pour la France le montrent déjà, pas en Afrique ?) et n'auront pas été correctement évaluées, que les mesures de prévention sur les hépatites qui sont recommandées (voir la déclaration finale du Consensus de Dakar) ne sont pas mises en œuvre. Nous considérons que le Vih et les hépatites sont deux priorités de santé en Afrique, parmi d'autres. D'une manière générale, il serait souhaitable de tendre vers des stratégies holistiques et intégrées de santé plutôt que concentrées sur quelques maladies; on le voit sur les hépatites avec une mauvaise appréciation épidémiologique qui ont in fine des conséquences significatives sur les stratégies de santé et donc pour la santé des populations.

In fine, on peut également se poser la question si les stratégies verticales n'ont pas tendance à creuser les écarts entre priorités de santé, où certaines sont bien documentées et évaluées grâce des financements importants, et les autres mal documentées et sous-évaluées faute de financement. Si tel était le cas, cela pourrait suggérer que les stratégies de santé en place en Afrique pourraient augmenter les inégalités entre maladies en investissant davantage sur celles qui sont déjà les mieux documentées.

Il nous reste à remercier l'Ihme d'avoir publié cette étude détaillée qui a enfin permis de mieux comprendre maintenant pourquoi les hépatites étaient selon nous très largement sous-estimées en Afrique et pourquoi il y avait tant de réticence de la part des décideurs de santé internationaux à mettre en place des programmes de lutte contre les hépatites ; cette publication suscite quand même des interrogations. Nous restons ainsi dubitatifs sur le fait que l'étude semble montrer que la létalité pour les hépatites augmente au fur et à mesure que la qualité des systèmes épidémiologiques et des programmes d'accès aux traitements augmentent (cas des pays européens versus pays africains), ce qui est tout l'inverse de ce que montrent logiquement les chiffres de l'Ihme sur le Vih par exemple.

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** Bertrand Livinec est co-coordinateur de l 'Initiative Panafricaine de Lutte Contre les Hépatites avec le Pr Sall Diallo.

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