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S’appuyant sur l’exemple de l’Afrique du Sud au temps de l’Apartheid, Khadidja Sharife révèle comment les grandes compagnies pétrolières ont usé du pavillon de complaisance dans leur industrie maritime, afin de développer et de sauvegarder le capitalisme corporatif

Si l’on en croit l’homme d’Etat P. W. Botha, l’embargo pétrolier volontaire a coûté cher au régime de l’Apartheid. ‘’Entre 1973 et 1984, la République d’Afrique du Sud a dû débourser 22 millions de rands supplémentaires’’, révélait-il en 1986. L’embargo n’a pas découlé d’une instigation des organisations de sécurité internationale comme le Conseil de Sécurité des Nations Unies ou de membres reconnus de la communauté internationale, principalement des Etats souverains. Au contraire, il a été le fruit d’une immense mobilisation menée par l’African National Congress (ANC) et d’autres mouvements nationaux et internationaux, y compris des ONG.

Botha disait qu’il était nécessaire de maintenir les locomotives et les voitures en fonction. Peut-être faisait-il référence au carburant largement utilisé par les militaires et la police. Les principaux fournisseurs incluaient Mobil, Chevron et Shell, ainsi que des pays comme l’Iran. De 1970 à 1978, le shah, soutenu par les Américains, a été un exportateur complaisant. ‘’ Suite à la chute du Shah en 1978, cette source s’est tarie et nous avons dû chercher ailleurs. C’est au crédit aussi bien de l’industrie pétrolière que du gouvernement sud-africain, si aucune livraison de pétrole n’a fait défaut’’, dira Dennis Fletcher, président et directeur exécutif de Caltex SA Ltd qui s’appelait Texaco avant de devenir Chevron.

Caltex SA Ltd est enregistrée en Afrique du Sud et est régie par ses lois. Caltex South Africa est obligée par les directives gouvernementales de vendre du pétrole et des produits pétroliers à tous citoyens ou organisations solvables en dehors de l’Afrique du Sud, avec toutefois des restrictions quant à la vente aux militaires. ‘’ Bien que nous soyons empêchés d’acheter du pétrole ouvertement, nous obtenons néanmoins ce que nous voulons’’, confiera Fletcher. Le système prévoyait que Caltex informe de ses besoins la branche britannique d’une compagnie entièrement américaine. Celle-ci va alors s’approvisionner auprès du Shah d’Iran. Caltex UK achètera les cargaisons et fera en sorte qu’elles soient chargées généralement dans les ports du Golfe persique, écrivait le Financial Mail en 1974. Lorsque le Shah a été destitué, le Louisiana Offshore Oil Port et les Iles Vierges américaines sont devenu les principaux centres de transactions pétrolière et de transbordement.

‘’ Bien que les bateaux soient enregistrés sous pavillon de complaisance, dans des pays dont la juridiction permet cette pratique, nous avons des raisons de penser que certains de ces bateaux et les compagnies impliquées dans l’acheminement de pétrole vers l’Afrique du Sud étaient entre des mains américaines’’, lisait-on dans une proposition d’embargo en 1988. La loi a été rejetée par le Sénat et n’est donc pas entrée en vigueur. Mobil aurait menacé le gouvernement américain de suites judiciaires en cas d’adoption de la loi. En 1980, cette compagnie avait informé ses actionnaires ‘’qu’un refus complet de ravitailler la police et l’armée du pays hôte (l’Afrique du Sud), ne serait pas conforme à un esprit citoyen’’, réitérant la position de Caltex/Chevron qui soutenait : ’’Afin de continuer de faire des affaires en Afrique du Sud, notre filiale, Mobil Oil Southern Africa, doit se soumettre aux lois sud-africaines (…) Cette résolution, si elle devait être adoptée, mettrait en sérieux péril aussi bien les employés de notre filiale sud africaine que les possibilités de continuer à faire des affaires en Afrique du Sud.’’

Le Conseil de Sécurité des Nations Unies, emmené par les Etats-Unis et la Grande Bretagne, a bloqué de façon répétée la proposition pour un embargo pétrolier obligatoire, pourtant conforme au Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Les lois maritimes ne stipulent pas que l’identité de l’armateur, du destinataire ultime ou du transporteur d’une cargaison doit être connue. Les pavillons de complaisance, qui ont permis aussi bien à l’Afrique du Sud qu’à des multinationales entre des mains étrangères de poursuivre leurs affaires, ont ainsi financé et soutenu le régime de l’Apartheid.

En 1988, l’Assemblée Générale des Nations Unies notait qu’il était crucial (de la part des Etats membres) ’’de mettre un terme au transport de pétrole vers l’Afrique du Sud par des bateaux qui battaient pavillon ou par des bateaux qui sont la propriété, sont gérés ou affrétés par ses citoyens ou par une compagnie sous leur juridiction’’ et qu’il est nécessaire (pour chaque Etat) de ‘’développer un système de recensement des bateaux enregistrés au nom de ses citoyens ou possédés par eux et qui ont déchargé du pétrole en Afrique du Sud en violation de l’embargo imposé.’’

Le processus d’identification passait sous silence le rôle des entités internationales qui ravitaillaient l’Afrique du Sud en pétrole, à travers tout un montage orienté vers l’exportation des ressources et qui faisaient usage de main d’œuvre bon marché. Une telle pratique ne se développait pas exclusivement avec le pétrole, mais aussi avec l’exportation des diamants, de l’or, de l’uranium et d’autres ressources.

Masquer le véritable propriétaire des vaisseaux, y compris des plateformes de forage, qui sont des bateaux aux yeux du droit international, est aussi simple que de remplir un formulaire et établir une société factice. Ainsi - un fait confirmé par l’Organisation pour la coopération et le développement européen (OCDE) - l’utilisation des juridictions de complaisance est la règle plutôt que l’exception.

Plus de la moitié de la flotte mondiale est enregistrée sous des juridictions souveraines connues sous le nom d’‘’Etat pavillon’’ (EP). En particulier le Liberia, le Panama et les îles Marshall. L’ironie de l’histoire c’est que ces pays n’ont pas de flotte nationale. Les bateaux proviennent des principaux pays industrialisés comme l’Allemagne, la Suisse, les Pays-Bas, les Etats-Unis et la Grande Bretagne.

Le Liberia héberge ainsi plus de 509 plateformes pétrolières, soit dix fois plus qu’il n’y en a aux Etats-Unis. Hébergeant 10% de la flotte globale et classé deuxième Etat Pavillon du monde, les registres maritimes et des multinationales font état à son actif, par exemple, de 1049 vaisseaux allemands, auxquels s’ajoutent les bateaux de Hong Kong, de Russie, du Canada et du Brésil, parmi d’autres.

Les armateurs et les opérateurs ont délibérément choisi le Liberia pour des raisons bien précises : non seulement le pays permet à des clients étrangers d’acquérir le pavillon à bas prix, en contournant les lois du travail, les réglementations financières, environnementales et autres législations nationales, mais il permet au client de se mouvoir avec le plus parfait secret dans le monde maritime.

Ces Etats de complaisance ont existé de tout temps et dans toutes les civilisations. La formalisation a commencé au cours de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque le gouvernement américain, les multinationales américaines et leurs alliées ont utilisé les pavillons de complaisance pour contourner les lignes ennemies et ont continué à mener leurs affaires. C’est Panama qui a été utilisé à l’origine, devenant le principal Etat à louer son pavillon. Mais il manquait aux Etats-Unis le contrôle direct du processus et le système lui-même était sous-développé. Ils se sont donc tournés vers l’Afrique, par l’intermédiaire du Secrétaire d’Etat Edward Stettinius, un ancien président de United States Steel.

Stettinius, après une brève visite au début de 1940, a commencé à promouvoir le Liberia comme tête de pont américain contre le communisme. Suite à la découverte du caoutchouc et de vastes gisements de fer, auxquels s’ajoutent de la main d’œuvre bon marché et une situation géostratégique cruciale, il a négocié et signé un ’’accord portuaire’’ avec le gouvernement libérien, au nom des Etats-Unis. Il prévoyait le développement du port de Monrovia par un système de location à long terme. L’accord fût signé au cours de son mandat.

Bien que des arguments humanitaires aient été avancés comme raison principale de la fondation du Liberia, cet Etat est connu dans l’histoire américaine comme étant l’unique colonie établie par les Etats-Unis, fondée par l’American Colonisation Society pour accueillir ‘’les esclaves libérés’’. On trouvait dans des Etats comme la Virginie et le Maryland un nombre considérable de ‘’nègres libres’’ et émancipés ‘’ qui étaient dans l’Etat mais n’en faisait pas partie.’’

Roland Falkner, président de l’American Colonisation Society, présente la création de la république étant le produit de la philanthropie du Sud et non le résultat des campagnes abolitionniste qui ont vu le jour plus tard dans le Nord, pour faciliter le rapatriement expiatoire. Mais la situation géostratégique du Liberia, un ‘’protectorat invisible’’ (Rosenberg), émergera suite à la Première Guerre mondiale comme la pierre angulaire de la politique étrangère américaine.

Grâce à l’influence de gens qui ont leurs entrées partout, dont Stettinius, les méga multinationales pétrolières comme Standard Oil et d’autres personnes comme l’ancien membre du Congrès Joe Casey, fondateur de l’American Overseas Tanker Corporation (AOTC), l’idée de faire du Liberia un pays de pavillon de complaisance était née. Selon un investisseur d’AOTC, Stanley Klein, un avocat qui, plus tard, recevra le mandat, des mains de Stettinius, de développer un registre maritime et des multinationales américaines battant pavillon libérien, les armateurs ‘’avaient une avalanche de demandes continuelles du Panama’’. A la fin des années 1940, plus de 70% des bateaux enregistrés au Panama appartenaient à des Américains.

Tubman s’est rapidement embarqué dans une politique de libéralisation ‘’porte ouverte’’. Proposant la notion d’AOTC, Klein a informé la compagnie Stettinius Liberia en 1948 que certains armateurs ont fait cas de leur intérêt à voir leurs bateaux battre pavillon libérien. Il ébauchera le code maritime libérien à la fin juillet 1948, mais la compagnie n’a pas envoyé le code proposé à Tubman avant que le directeur de Standard Oil, Bushrod Howard et l’avocat maritime Bob Nash ’’en ait lu, amendé et approuvé l’ébauche’’. Le 12 août, la compagnie notait : ‘’ Bob Nash and Bush Howard de Standard Oil m’ont donné hier le feu vert pour le code maritime’’

Le gouvernement américain s’engagera à soutenir la compagnie Liberia basée aux Etats-Unis, qui vendait des pavillons de complaisance aux multinationales américaines et à leurs alliés, par l’intermédiaire de ’’sa politique d’encouragement au développement économique des pays sous-développés par des capitaux privés américains’’. L’International Trust Company a été créé en 1949 pour gérer le registre.

Francis Truslow Adams, un descendant du clan du président Adams et ancien gouverneur du temps de la guerre du Rubber Development Corporation (intervenant dans le domaine du caoutchouc), révisera le code maritime pour le compte du Département d’Etat. Durant cette période, la compagnie Firestone, propriété américaine, a exercé une influence considérable au Liberia qui, à la fin des années 1950, produisait 80 millions de livres de caoutchouc par an (Sharife. World Policy Journal à paraître prochainement).

Adams donna son approbation aussi bien à la compagnie qu’au code, remarquant toutefois qu’un des aspects les plus importants pour Standard Oil - l’enregistrement comme base essentielle pour l’application du code qui permettait aux multinationales, en particulier les compagnies pétrolières, d’échapper aux taxes et impôts et de contourner d’autres règlements - n’était pas aussi fermement ancré qu’il aurait pu l’être. Lors d’une réunion privée du Cabinet, convoquée par Stettinius et à laquelle participaient quelques hauts fonctionnaires, la proposition a été entérinée. Y compris la proposition que la compagnie ferait du renseignement pour le compte des Etats-Unis. Le directeur de la CIA, Allan Dulles, endossera à son tour, plus tard, cette décision. En sa qualité de directeur exécutif de Gulf Oil, il en a ainsi informé le Sénat : ’’Le Libéria, nous le considérons comme le filleul des Etats-Unis.’’

Le premier client, le milliardaire du pétrole Stavros Niarchos, un ancien client d’AOTC, a enregistré le World Peace sous pavillon libérien , par le biais d’une compagnie panaméenne du nom de Greenwich Marine Corporation (GMC). Opérant depuis New York, le client pouvait bénéficier de l’efficacité du monde industrialisé au prix des tarifs des pays du Tiers Monde.

Mais le rôle du Liberia dans la modernisation de la pratique des pavillons de complaisance ne s’arrêtait pas à son rôle de fournisseur de services. Le fait remarquable est qu’il a été le premier pays souverain à passer un contrat avec une corporation privée américaine afin d’administrer un registre maritime de corporations.

En 1949, suite au décès de Stettinius, le contrôle de ITC est passé dans les mains du général Georges Olmstead qui était à la tête de l’International Bank, sis à la diagonale de la Maison Blanche. Représentant les intérêts de la marine américaine, la banque était un holding dont le quartier général était à Washington DC, avec une branche aux Bahamas, un autre haut lieu du pavillon de complaisance. Une fusion entre la banque et l’USLICO, qui est devenue l’actionnaire principal, a rendu inévitable la création de l’International Registries Inc (IRI) dans les années 1990, qui se décrit comme étant le plus ancien registre maritime corporatif privé. Les structures administratives ont gardé des liens cruciaux par le biais de personnage clé comme Florigio Guida, directeur exécutif et ancien vice-président de l’International Bank.

La guerre civile au Liberia, à quoi s’ajoute les demandes de plus en plus extravagantes de l’ancien président Charles Taylor à l’IRI pour financer la guerre, a convaincu la compagnie à se déplacer vers les îles Marshall qui sont aussi partie au contrat américain de libre association. Grâce aux efforts de l’IRI, les îles Marshall sont en passe de devenir le havre des pavillons de complaisance à la plus forte croissance.

Curieusement, l’IRI – à Reston Virginie, un faubourg proche de Washington DC- est situé à une distance de plusieurs kilomètres de l’actuel Liberia US private corporate and maritime registry , le LISCR.

Structurée comme elle l’a été au cours de la guerre civile et du temps de Taylor, le registre fournissait entre 40 et 70% des revenus officiels du gouvernement. La compagnie annonce fièrement, à des fins de marketing, les origines américaines de ses services : le registre libérien a été établi en 1948 avec le soutien du Département d’Etat et continue d’être une importante source de revenus pour le Libéria. Un des éléments les plus importants qui a présidé à son établissement a été la nécessité de trouver un pays neutre où les bateaux de construction américaine pouvaient être enregistrés.

Sous l’administration Bush, la surveillance militaire officieuse du gouvernement américain a été formalisé par le Proliferation Security Initiative (PSI) qui permettait à la marine militaire américaine de fouiller, saisir ou protéger des bateaux battant pavillon libérien. Au cours d’une enquête sur le LISCR, j’ai appris que ‘’le coût annuel pour un bateau enregistré avec la Liberian Corporation est de 450$, ce qui inclut la taxe annuelle de 150 $ payable au gouvernement du Liberia et les honoraires de l’agent accrédité qui se montent à 300 $... Les taxes sur les opérations et les profits ne sont pas évalués.’’

La conclusion ? Standard Oil - aujourd’hui Exxon Mobil- a réussi à imposer son point de vue en formulant la version moderne des juridictions souveraines qui structure délibérément un environnement légal et financier protégé où l’on échange un pavillon contre une pitance annuelle. ‘’L’objectif principal de la plupart de ces juridictions est simplement d’encaisser les redevances’’, a révélé l’OCDE. A l’instar de nombreux autres paradis de la complaisance, le Liberia offre à ses clients des options d’actions nominales et postes de directeur, entre autres encouragements secrets. Ce qui signifie que les propriétaires ou bénéficiaires peuvent cacher leur véritable identité en nommant des intermédiaires légaux afin de créer un voile corporatif pratiquement impénétrable, selon l’OCDE.

Dans « The American century Implemented : Liberia flag of Convenience » (Rutgers University), le professeur et historien Rodney Carlisle place l’histoire des pavillons de complaisance du Liberia dans le contexte d’une époque prévue pour ’’ générer des marchés pour les produits américains et préserver un monde où le système de libre entreprise américain pourrait survivre.’’ Et d’ajouter : ‘’L’idée de base du siècle américain est que l’Amérique ne peut éviter la domination fasciste - ou les économies planifiées soviétiques- qu’en exportant consciencieusement la technologie, le capital, de la nourriture et du savoir faire.

Ainsi donc, l’extension et le renforcement des holdings américains est un acte de patriotisme. De façon accidentelle, un complexe militaro-industriel et gouvernemental a émergé… uni dans un même engagement qui veut garantir un monde sûr pour le capitalisme des multinationales.’’

* Khadidja Sharife est journaliste et journaliste invitée au Centre for Civil Society (CCS) basé en Afrique du Sud - Cet article est à paraître prochainement dans le Thinker. Traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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