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Le processus de mondialisation se met en place en réduisant tout ce qui, dans l’ordre ancien du monde, pouvait constituer des acquis dans un Sud en lutte pour le développement. Les résistances ne manquent pas, qui ont conduit les populations, ici ou là, à se soulever pour contester les diktats impérialistes et les gouvernements qui les mettent en application. Ceci a généré des luttes politiques et des luttes sociales qui ont abouti à des ruptures auxquelles les sociétés civiles ont beaucoup contribué. Mais pour Paul Martial, ces mobilisations ont leur limites, n’ayant pas permis de freiner une mondialisation triomphante au détriment des masses pauvres. Ce qui le pousse à affirmer que «les revendications de la société civile militante ne pourront aboutir dans leur globalité que par une représentation politique authentique des travailleurs du formel, de l’informel et des paysans pauvres».

La globalisation capitaliste tente de rayer de la carte les quelques acquis qui pouvaient ça et là subsister à des décennies de soumission à l’impérialisme. Il en ainsi :

• Sur les accords économiques, ceux de Yaoundé en 1963 et ceux de Lomé initiés en 1975. Leur mise en place répondait à un double impératif, en premier lieu ancrer les pays africains au monde dit libre qui fut un souci majeur pour les dirigeants occidentaux après l’indépendance de la Guinée en 1959, conduite par Sékou Touré et celle du Congo de Lumumba. Deuxièmement, fidéliser les sources d’approvisionnement de matières premières pour les pays impérialistes. En contrepartie, les pays africains bénéficiaient d’avantages en terme de préférence tarifaire non réciproque et d’un système de régulation pour les produits des cultures d’exportation cacao, café, coton etc. (STABEX) et plus tard pour les produits miniers (SYSMIN) comme le cuivre, le cobalt, bauxite etc. Ce sont précisément ces termes du contrat qui sont remis en cause par les Accords de Partenariat Economique (APE).

• Sur les entreprises publiques ; en 1988, 34 pays africains sont invités à privatiser des pans entiers de leur économie. La règle était simple, pour avoir accès aux prêts de la Banque Mondiale il fallait obligatoirement se séparer des sociétés nationales ; c’est ainsi que les 3/4 des prêts ont été assujettis d’une conditionnalité de privatisation. Pour les télécoms, la vague a commencé en 1995 avec le Cap Vert, la Guinée, le Ghana en 1996, suivi en 1997 de la Côte d’Ivoire, l’Afrique du sud, le Sénégal.

A Sao Tome et Principe ce sont les fermes d’Etat qui ont été privatisées, entraînant la perte d’emploi des ouvriers agricole, leurs expulsions des terres, mais aussi de leur domicile. Au Sénégal toutes les entreprises clefs de l’économie ont été privatisées, comme le transport aérien, la distribution alimentaire, celle de l’eau qui en 1995 passe sous le contrôle de Bouygues au Cameroun, comme l’électricité en Côte d’ivoire qui est vendue à une de ses filiales, la Compagnie Ivoirienne d’Electricité, au Gabon c’est Véolia qui rafle la mise, tandis qu’au Togo c’est le groupe Suez.

De 1990 à 95, ce sont près de 1/3 des entreprises africaines les plus rentables qui sont passées au privé. Si on prend en exemple la Cote d’Ivoire de 1994 à 97, la part du public dans le PIB est passée de 9.5% à 2.8%. Quant aux emplois dans le secteur public, pour la même période, ils sont descendus de 22% à 7%. La fédération des syndicats des travailleurs du Soudan estime que la campagne de privatisation de 1992 à 2000 a entrainé la perte de 40.000 emplois dans le pays. Cette privatisation devait, aux dires des spécialistes et des économistes libéraux, promouvoir le développement du continent, mieux répondre à la demande des usagers et éviter la gabegie dans la gestion des entreprises. Le résultat est connu de tous, le développement de l’Afrique ne décolle pas, mais au contraire il s’enlise ; les demandes des populations sont loin d’être honorées, à tel point que certains pays sont revenus sur la privatisation, comme le Mali pour la distribution de l’eau. Quant à la gabegie, les privatisations ont été l’occasion de vastes campagnes de corruption.

• Sur les subventions pour les produits de première nécessité, ils ont été aussi dans le collimateur au nom du paiement de la dette souscrite par les dictatures précédentes dans les années 1970. Ces attaques contre la population ont suscité, maintes fois, des ripostes et parfois ont entraîné l’ensemble de la population avec une dynamique politique qui remettait en cause les gouvernements africains qui appliquaient scrupuleusement les diktats des politiques impérialistes.

En réponse, les populations se sont emparées des élections en votant massivement pour le changement. Souvent les dictatures en place ont réussi à frauder et à garder le pouvoir, parfois non, comme au Sénégal et à Madagascar. Mais alors, il s’est seulement produit un changement d’homme, car les politiques de soumission au capitalisme international, la corruption sont restées pérennes et la situation des populations n’a pas changé.

Au Sénégal, après une campagne basée sur le slogan Sopi (changement en wolof), Abdoulaye Wade, en 2000, met fin à prés de quarante ans de pouvoir social-démocrate. Porté par une population dont l’espoir est de mieux vivre, Wade, comme ses prédécesseurs, appliquera docilement la politique dictée par l’impérialisme au détriment de son peuple.

Même scénario à Madagascar. En 2002 c’est par une mobilisation importante des populations, de plusieurs mois, que le verdict des urnes a été respecté. Ainsi, Marc Ravalomanana, dont la campagne électorale s’est faite, elle aussi, sur le changement a été proclamé président de la République. Plusieurs années après, aucune réforme positive pour les populations n’a vu le jour. C’est pourquoi il a pu être si facilement renversé par Rajoelina en 2009.

Le Kenya, comme nous l’avons vu plus haut, connaîtra un sort identique, où, fin 2002, Mwai Kibaki, à la tête d’une large coalition, se fera élire sur la base de l’amélioration des conditions de vie des populations et de la lutte contre la corruption. Dans ces deux domaines, rien ne sera fait. La misère sera telle que les populations écouteront les discours ethnicistes de leur dirigeant, provoquant flambée de violence et pogroms.

Ce qui est valable pour les élections, l’est aussi pour les luttes sociales qui, mêmes massives et unitaires, n’arrivent pas à changer la situation au profit des populations qui se sont mobilisées, essentiellement parce que ces luttes ne vont pas jusqu’au bout. Les organisations politiques existantes n’étant pas sur une ligne de rupture avec l’ordre établi, de ce fait elles hésitent à aller jusqu’au bout en encourageant les mobilisations populaires.

Deux exemples peuvent être utilisés.

Celui du Togo, où les populations se sont massivement mobilisées contre la dictature et le coup de force du fils Eyadema, Faure Gnassingbé, qui s’est maintenu au pouvoir par des élections frauduleuses. Certes, il y a eu des protestations des organisations politiques de l’opposition, mais leurs actions étaient bien en-deçà de la volonté et de la mobilisation des populations, qui sont descendues dans la rue sans aucune direction politique.

La Guinée est aussi un bon exemple. Avec une société civile forte, notamment basée sur la puissance des organisations de salariés, capables de mener plusieurs grèves générales malgré les répressions effroyables des forces armées, Lansana Conté a pu se maintenir au pouvoir jusqu'à sa mort. C’est un obscur militaire, au verbe populiste, qui a pris le pouvoir sans coup férir avec une approbation quasi-généralisée de la société civile. Nous connaissons la suite, désastreuse pour la Guinée et son peuple, lorsque les putschistes du CNDD ont voulu se maintenir au pouvoir en dépit de leur engagement. C’est bien le vide politique qui n’a ni permis d’avoir une issue politique à la grève générale de fin 2006-début 2007, qui pourtant posait la question du pouvoir, ni permis de mettre en place une transition démocratique à la mort du dictateur.

L’absence de changement radical, c'est-à-dire un changement qui ait un sens pour les populations et qui puisse être perceptible rapidement au niveau de l’amélioration des conditions de vie après les élections ou après les luttes, reste le problème commun principal de ces pays. En effet, soit c’est la défaite, soit ce sont des politiciens qui s’emparent du pouvoir, laissant le peuple désemparé.

Ainsi du côté de la société civile, la partie radicale, celle qui structure la résistance aux attaques du capitalisme international, considère que sa mission, que son engagement doit rester à la frontière du politique et du côté politique. Nous l’avons vu, la plupart des candidats aspirent à remplacer le pouvoir en place pour profiter de la manne que constitue la gestion de l’Etat, en pratiquant une politique clientéliste ou pire une politique ethniciste délétère pour les populations.

Conscients de leur importance dans la vie quotidienne des populations, les membres de la société civile sont sollicités pour leur participation au gouvernement. Ces cooptations de personnalités de la société civile, sans débat préalable et sans mandat, posent problème. Le risque est grand que la société civile se retrouve en porte-à-faux, par le débauchage de quelques personnalités, et soit instrumentalisé par le pouvoir en place. L’idée consiste à ce que l’aile militante et radicale de la société civile s’empare de ce débat et relève le défi. A savoir, l’émergence d’une force politique qui soit capable d’être en osmose avec les luttes quotidiennes, qui soit capable de synthétiser les revendications des populations pour avancer une stratégie globale qui fonde son action militante.

Travailler à l’émergence d’une force progressiste radicale à partir des luttes de la société civile.

L’absence de début de construction d’un Parti progressiste, réellement indépendant, représentant les travailleurs du formel et de l’informel et les paysans pauvres, menant une politique de rupture avec le capitalisme, n’est pas une carence spécifiquement africaine. Beaucoup restent sur le partage entre société civile et parti politique. C’est un partage qui ne tient et qui n’existe pas. En effet, la plupart des actions de la société civile ont des conséquences politiques dans les actions palliatives aux carences des Etats, dans le contrôle de l’action du pouvoir et la dénonciation de la corruption, dans la gestion des quartiers des grandes villes et des activités des différents groupes sociaux. S’arc-bouter sur la ligne de partage entre société civile et politique, dans un but de maintenir une hypothétique pureté de la société civile, revient paradoxalement à la livrer aux politiciens et à leurs manipulations.

L’idée consiste à se baser sur la partie radicale de la société civile pour qu’émerge une organisation politique qui soit porteuse des revendications de cette société civile. Il ne s’agit nullement que des organisations de la société civile, en tant que telles, se métamorphosent en parti politique et perdent leur caractère de masse, mais comprendre que les revendications de la société civile militante ne pourront aboutir dans leur globalité que par une représentation politique authentique des travailleurs du formel, de l’informel et des paysans pauvres.

Réfléchir sur ce projet à la lumière des expériences

Au 19e siècle, dans les pays européens, les premiers partis ouvriers ont été créés à partir des organisations syndicales, du réseau des bourses du travail, des sociétés mutualistes, des organisations chartistes pour la Grande Bretagne et des amicales ouvrières, culturelles, sportives et de loisirs. Nous les appellerions aujourd’hui la société civile. A l’époque, la question de l’investissement de ces organisations ouvrières dans le champ politique se posait. Car s’il existait différents partis politiques, ils étaient tous issus des classes dominantes. Ainsi à cette période, la tâche était de construire une force politique indépendante de la classe ouvrière, capable de porter les aspirations et les revendications, de les unifier et d’en faire une alternative politique crédible et porteuse. Si comparaison n’est pas raison, il convient cependant de noter que la même problématique de fond se pose pour l’Afrique. Mais elle s’est posée aussi pour certains pays d’Amérique Latine, comme au Brésil ou en Bolivie.

A la fin des années 1970, les syndicalistes de la ceinture ouvrière ABC (Santo André, São Bernardo do Campo and São Caetano do Sul), la région sud de Sao Paulo, lancent l’idée de la construction d’une organisation politique indépendante des travailleurs. Cette idée rencontrera les mêmes préoccupations que celles de dirigeants de mouvements populaires, d’intellectuels, de jeunes et de militants politiques de la gauche radicale : « Le PT naît de la volonté d’indépendance politique des travailleurs fatigués de servir de pions pour les politiciens et les partis compromis dans le maintien de l’actuel ordre économique, social et politique ».

Ne plus être les pions de politiciens compromis, voilà une idée qui résonne singulièrement sur le continent africain.

La Bolivie, par beaucoup de côtés, ressemble à la majorité des pays africains. Pays pauvre, ravagé par le colonialisme avec une oligarchie blanche, un poids du secteur agricole fort et une masse importante de petits paysans. L’expérience de la construction du MAS (Mouvement vers le socialisme), dont le dirigeant Evo Morales vient de remporter, pour la deuxième fois, les élections présidentielles avec 68% des voix a été jalonnée par plusieurs étapes. L’idée d’un parti politique représentant les paysans pauvres est apparue à la fin des années 1990 dans les congrès de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSTUCB). Progressivement, cette idée deviendra majoritaire dans la confédération syndicale. En 1995, la partie militante du mouvement social constitue une Assemblée pour la souveraineté des peuples (ASP) et mène campagne pour les élections législatives, avec un certain succès, puisqu’elle obtient quatre élus dont Evo Morales qui continue sa bataille pour la création d’une organisation politique. En 1998, il créé l’ «Instrument Politique pour la Souveraineté des Peuples » (IPSP) qui fusionnera avec une petite organisation ouvrière, le MAS, dont le nom sera conservé. Au fil du temps, le MAS deviendra l’organisation des petits paysans, des exploités et des indiens et gagnera les élections présidentielles en décembre 2005.

Mais ce même type d’expérience existe aussi en Afrique, notamment lors de la création du Rassemblement Démocratique Africain, dans les années 1940. En effet, c’est sur la société civile, notamment des organisations syndicales, que Houphouët-Boigny s’est appuyé en utilisant les cadres syndicaux du SAA (Syndicat Agricole Africain). Tout comme Sékou Touré s’est appuyé sur le syndicalisme ouvrier en Guinée. Il ne s’agit pas, ici, d’analyser ni la politique ni la trajectoire du RDA, pas plus que celle de Sékou Touré, mais de souligner que la création d’un parti africain, capable d’avancer des revendications de rupture avec le colonialisme, s’est faite à partir des organisations de masse.

Dans une moindre mesure, la construction du parti Solidarité Africaine pour la Démocratie et l’Indépendance (SADI) au Mali est la rencontre entre les militants associatifs, notamment autour du réseau des radios Kayira, et des militants de la gauche radicale issue des années 60/70.

Conclusion

La construction d’un Parti qui représente les intérêts des travailleurs des pays pauvres, qui défend le droit des femmes et refuse les politiques ethnicistes, est un élément décisif dans les batailles menées contre les agressions du capitalisme international. L’idée que cette construction devrait impliquer les militants des associations, des comités, des ONG qui mènent les luttes pour défendre les populations pourrait choquer. Pour notre part, nous ne voyons pas d’antagonisme que ce Parti de lutte soit précisément issu de ces luttes et de ceux qui les mènent.

Se saisir de cette question, avec ses propres rythmes, son propre agenda, ses propres revendications et exigences, permet de franchir une étape qualitative, nécessaire à la bataille, autour de l’idée qu’« un autre monde est possible ». C’est se donner la possibilité de peser réellement sur la société, ses débats et ses orientations. La construction d’un Parti progressiste, de rupture avec l’ordre néocolonial, à partir de la société civile militante, permettra de changer durablement et fondamentalement la donne.

Dans quelques pays africains existent des organisations de la gauche radicale, elles peuvent être un formidable point d’appui pour faire émerger ce type de Parti des organisations de la société civile. Personne ne sait le temps et la forme que cela prendra. Mais l’essentiel est de faire un travail en ce sens, de favoriser cette éclosion en prenant soin que ce travail ne soit pas perçu comme une manipulation ou comme une volonté de soumettre les organisations de la société civile. Au contraire, il s’agit de préparer et construire des organisations capables, lors des crises et des luttes, de proposer un débouché politique crédible autour d’un programme d’urgence sociale.

A partir des exemples donnés, on aura noté que beaucoup de ces partis ont, au fil du temps, abandonné leur mission première de défense intransigeante de leur classe. Mais n’ayons pas une vue anachronique. Ces partis ont joué, à l’époque de leur création, un rôle important et ont ainsi contribué à l’obtention de droits nouveaux. Ce que nous enseigne ce tour d’horizon confirme que rien n’est acquis. Les choses évoluent dans un sens ou dans un autre. C’est pour cela qu’il ne saurait y avoir de fétichisme sur un Parti. Un Parti n’est qu’un instrument pour construire une autre Société et, s’il faut avoir un fétichisme, que ce soit celui de l’objectif d’une humanité débarrassée de l’exploitation et de l’oppression.

Notes
(1) Mouvement de Constitution du PT (Pró-PT) le 10 février 1980

* Paul Martial est rédacteur d' "Afriques en lutte" bulletin du Groupe de travail Afrique du Nouveau Parti Anticapitaliste

- La première partie de cette contribution est parue dans Pambazuka n° 142 (http://pambazuka.org/fr/category/comment/63852)

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