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Depuis l’instauration du multipartisme au début des années 1990, la Mauritanie alterne entre coups d’Etat et phases de démocratisation. L’ombre du pouvoir prétorien ne cesse de planer sur les gouvernements civils et les militaires ont appris à mobiliser le discours global sur la bonne gouvernance en s’érigeant, à intervalle régulier, en salvateurs d’un ordre démocratique menacé. C’est ainsi que le général Abdel Aziz s’est emparé du pouvoir en août 2008, brisant les espoirs soulevés par la fin du règne de Taya. Elu le 18 juillet, aux termes d’une élection présidentielle contestée, le nouvel ordre institutionnel qu’il incarne ne met pas la Mauritanie à l’abri des convulsions.

A l‘heure où se tiennent des élections présidentielles contestées en Mauritanie (Ndlr : les élections du 18 juillet ont été remportées par le général Mohamed Ould Abdelaziz), ce dossier de Politique africaine (1) revient sur certaines questions érigées en enjeux démocratiques majeurs de la scène publique mauritanienne, en particulier le retour des réfugiés expulsés de Mauritanie et la lutte contre la «terreur» islamique.

Dans une perspective de longue durée, il analyse également les éléments de rupture et de continuité liés aux bouleversements politiques récents. Il s’interroge ainsi sur la constitution d’une classe hégémonique dans le pays, tout en mettant en évidence les nouvelles formes de mobilisation et de contestation sociale, y compris parmi les groupes subalternes. Si elles restent encore peu visibles à l’échelle politique nationale, ces actions collectives sont le signe d’un ferment politique nouveau qui pèsera sans doute sur l’avenir de la Mauritanie.

L’alternance en Mauritanie, entre coups d’Etat et démocratisation, invite à réfléchir non seulement sur les éléments de rupture, mais également sur les continuités de dynamiques politiques de longue ou de moyenne durée. Depuis les années 1980, cette problématique a constitué la toile de fond d’un débat africaniste, qui s’est inspiré de notions clés de la pensée d’Antonio Gramsci qui sera mobilisée ici.

La situation mauritanienne se prête à ce type de lecture dans la mesure où elle présente un bloc historique (l’élite politico-économique) qui conserve son hégémonie au-delà des changements institutionnels, grâce à deux facteurs en particulier : d’un côté, la tutelle d’une armée qui associe le consensus à la domination (par une certaine rhétorique de légitimation, celle de l’Etat d’urgence) ; de l’autre, des pratiques - le clientélisme, la corruption et le «tribalisme» - qui mettent en relation étroite l’Etat et la société civile au sens gramscien.

Un système hégémonique qui tend à dépolitiser les masses

Cependant, un processus de «politisation» de la société, en marge du système «démocratique» formel, laisse penser que la recherche hégémonique des élites au pouvoir, si elle n’est pas en crise, traverse une zone de turbulences à cause de l’alternance «schizophrénique» de mobilisation et de désillusion politique qui se manifeste régulièrement au niveau populaire. De fait, par-delà l’analyse des recompositions de la structure élitiste proposée ici, les rédacteurs de la revue prêtent une attention particulière aux formes culturelles et politiques subalternes, certes occultées par le discours dominant, mais qui y sont intimement liées.

Loin de constituer l’héritage dans la modernité étatique de groupes sociaux, qui ne seraient «pas encore» rentrés dans l’histoire, la subalternité se définit comme une condition historique produite par un système hégémonique qui tend à dépolitiser les masses ou à atténuer la contestation potentielle par la construction d’un consensus. Dans un cadre simplifié, le bloc hégémonique de l’élite et les subalternes «apolitisés» constitueraient alors les deux pôles opposés (et étanches) de la société politique.

Le contexte mauritanien pourrait se prêter à une telle interprétation dichotomique, de larges strates de la population étant souvent complètement écartées des prises de décisions politiques. C’est le cas notamment de certains groupes statutaires d’origine servile (de la composante maure comme des groupes «négro-mauritaniens» haalpularen, soninké, wolof et bambara) qui subissent encore une dépendance de facto envers leurs «anciens maîtres» ; des populations rurales les plus pauvres et les plus enclavées, surtout d’origine nomade ; ou, plus récemment, de groupes dont la reconnaissance n’est pas complète, comme certains rapatriés du Sénégal et du Mali. Cette apparente dichotomie élite/subalternes recouvre pourtant une réalité sociale bien plus complexe.

L’article de Marion Presia, dans ce numéro de « Politique africaine », s’interroge sur les reconfigurations sociopolitiques impliquées par le rapatriement des réfugiés au Sénégal depuis 1989 et sur la dangereuse résurgence des discours de l’autochtonie qu’il suscite sur fond de forte racialisation des rapports sociaux. Il analyse également comment le thème de la «réconciliation nationale» fait l’objet de diverses réappropriations stratégiques aux échelles nationale comme locale, tout en réactualisant des oppositions souvent anciennes au sein de l’ensemble dit «négro-mauritanien». Enfin, soulignant le caractère transnational des stratégies et modes de vie locaux, il questionne plus largement la pertinence de la notion de «rapatriement».

Enjeux politiques de l’islamisme en Mauritanie

Quels sont les significations et les enjeux politiques que revêt le concept d’islamisme en Mauritanie ? Pour répondre à cette question, l’article de Cédric Jourde présente d’abord les événements politiques récents par lesquels s’est constitué un «récit islamiste». Il analyse ensuite les racines discursives historiques des termes qui sont utilisés par les autorités étatiques à l’ère de la «guerre contre la terreur». L’auteur pose l’hypothèse que la mise en récit actuelle de l‘islamisme s’articule, du moins en partie, à des schèmes plus anciens, notamment ceux de la dernière phase de l’ère coloniale qui ont été réactivés au début de la période de libéralisation des années 1990. Les catégories dichotomiques, qui opposent un islam dit local et loyal à un islam extrémiste et étranger, ne datent pas de l’ère du «11 septembre».

Le processus d’extraversion est au cœur du fonctionnement de l’Etat mauritanien. Dans la longue durée, il a produit une élite politico-commerciale qui a su valoriser les richesses minières et halieutiques du pays. Avec la mise en exploitation de nouvelles ressources (pétrole et or), l’extraversion s’est récemment renforcée. Les connexions internationales se multiplient, en particulier avec les pays du Golfe, et favorisent des hommes d’affaires puissants et bien insérés dans les premiers cercles du pouvoir. La « Mauritanie offshore » prime désormais sur l’intérieur du pays et sur la société desquels les élites se déconnectent progressivement.

L’historique des groupes sociaux qui contrôlent les rouages du système politico-économique permet de comprendre comment leur position s’est consolidée à travers les différentes phases de l’extraversion mauritanienne. Certains commerçants ont pu consolider, ces dernières années, les bases d’une fortune, parfois, dès l’époque coloniale dans le marché noir à Atar ou dans le commerce de gros et la contrebande entre le Sahara espagnol, les Canaries (qui bénéficiaient de franchises douanières portuaires) et le Nord de la Mauritanie.

Comme le montre Pierre Bonte, le contexte a été favorable aux commerçants et aux transporteurs. Les sécheresses des années 1970 ont accentué le recours aux distributions d’aide alimentaire que ceux-ci ont accaparé. Par la suite, l’exode vers Nouakchott de nomades sans ressources a provoqué un mouvement de spéculation immobilière alimenté par les gens fortunés du pays. Dans le même temps, la rupture avec la Zone franc a généré l’arrivée de fonds arabes. Les nouvelles banques ont développé le crédit aux particuliers et aux commerçants qui, auparavant, se tournaient vers le Sénégal ou les Iles Canaries. Depuis, ils ont investi dans l’import-export plus que dans l’industrie et privilégié la recherche du profit spéculatif.

Ce numéro de Politique africaine est une contribution très intéressante pour comprendre la situation actuelle de la Mauritanie.

* Amady Aly DIENG, docteur ès sciences économiques et ancien fonctionnaire international à la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest, il a aussi enseigné à l'Université Cheikh Anta Diop. M. Dieng a été aussi président de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France en 1961 et 1962.– Il anime des chroniques littéraires hebdomadaires dans les journaux sénégalais depuis près de 20 ans.

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NOTE
(1) – Mauritanie, la démocratie au coup par coup - «Politique africaine » n° 114 – Juin 2009 ; Editions Karthala, 203 pages