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Muhammad Yunus est le fondateur de Grameen Bank qui a promu les microcrédits pour des millions, des prêts aux femmes trop pauvres pour remplir les conditions traditionnelles de prêts auprès des banques. Il est le Prix Nobel de la Paix 2006 pour “…des efforts en vue de créer un développement économique et social à partir d’en- bas”. Mais il y a plus de battage que de substance, indique Patrick Bond, derrière la prétention selon laquelle les programmes microcrédit ont été efficaces dans l’allègement de la pauvreté. Il y a un tas de preuves pour défier les allégations des prétendus bénéfices des programmes microcrédit.

Quelle sorte d’idéologue dogmatique à libre marché utiliserait-il la volonté des gens pauvres (souvent socialement organisés) pour le crédit afin de justifier l’affaiblissement des politiques de bien-être déjà en difficulté des Etats misérables du Tiers-Monde?

Considérons cette revendication outrée: ‘Je crois que le « gouvernement, » tel que nous le connaissons aujourd’hui, devrait se retirer de la plupart des choses à l’exception de l’application de la loi et la justice, la défense nationale et la politique étrangère, et laisser le secteur privé, un “ secteur privé grameenisé”, un secteur privé dirigé par la conscience sociale, prendre en charge les autres rôles.’

Grameen est la « banque des sans –souliers » du Bangladesh qui est spécialisée dans l’octroi de prêts aux femmes à faibles revenus. Et l’économiste formé par Vanderbilt University qui a fait cette déclaration, Muhammad Yunus (dans son autobiographie intitulée « Banker to the Poor), a juste gagné le Prix Nobel de la Paix.

Yunus a immédiatement annoncé à une conférence de presse de Dhaka: ‘Maintenant la guerre contre la pauvreté sera davantage intensifiée à travers le monde. Elle consolidera la lutte contre la pauvreté à travers les microcrédits dans la plupart des pays.’

Pourtant cette tentative apparemment bénigne, qui date de trois décennies, d’encourager l’entreprenariat parmi les femmes frappées par la pauvreté, a attiré des critiques intenses tant à la base que chez les professionnels.

Sans surprise, la presse des entreprises aime Yunus, à peu près autant que l’aiment Bill et Hillary Clinton. Le journal « The Financial Times » a fait le présent argument, qui n’est appuyé par aucune recherche évidente: ‘La microfinance a joué un rôle central dans le succès du Bangladesh à réduire la pauvreté de presque 10 pour cent pendant les cinq dernières années, à 40%, un taux qui place le Bangladesh en ordre pour réaliser les Objectifs de Développement du Millénaire consistant à réduire de moitié la pauvreté d’ici l’an 2015.’ Bien plus, ‘Le modèle d’affaires de Grameen est impoliment malade.’

Le journal « The Wall Street Journal » a placé le portrait de Yunus sur sa première page il y a cinq ans: ‘Pour beaucoup, Grameen prouve que le capitalisme peut marcher tant pour le pauvre que pour le riche,’ ayant « aidé à inspirer des gens estimés à 7.000 appelés microlenders avec 25 millions de clients pauvres dans le monde entier.’

Pourtant en voyant de plus près, les reporters du journal – dont feu Daniel Pearl (qui fut follement décapité par des extrémistes Musulmans) – ont concédé la prévalence de la comptabilité du style Enron. Un cinquième des prêts de la banque en fin 2001 avaient dépassé leur échéance de plus d’une année: ‘Grameen serait en train d’accuser des pertes aiguës si la banque suivait les pratiques de comptabilité recommandées par les institutions qui aident à financer les microlenders à travers des prêts à faible intérêt et les investissements privés.’

Une astuce typique de Grameen est de reprogrammer les prêts à court terme qui sont non-remboursés pour plus de deux ans, au lieu de les effacer, laissant les débiteurs accumuler les intérêts à travers de nouveaux prêts tout simplement pour faire rêver qu’un jour on va rembourser les anciens prêts.

Même les techniques de pression extrêmes – tel qu’enlever les tôles des toits des maisons des femmes délinquantes, selon le reportage du Journal – n’ont pas amélioré les taux de remboursement dans la plupart des zones les plus cruciales, où Grameen avait auparavant gagné sa réputation mondiale parmi les néoliberaux qui considèrent le crédit et l’ entreprenariat comme les prérequis du développement.

A ce niveau, même l’industrie de la microfinance « qui est pleine de gens peu crédibles » s’est sentie trahie: ‘Grameen Bank avait été inactive, et plus probablement au pire, menteuse dans ses rapports sur sa performance financière’, a écrit le leader des promoteurs de la microfinance J. D. Von Pischke de la Banque Mondiale en réaction aux révélations de WSJ. ‘La plupart d’entre nous dans le commerce avions probablement soupçonné depuis longtemps que quelque chose était louche.’

Ross Croulet de la Banque Africaine de Développement en convient: ‘Moi – même j’ai soupçonné pendant longtemps la véritable situation de Grameen si souvent déguisée par le statut de star du Dr. Yunus sur le plan mondial.’

Plusieurs années auparavant, Yunus ne recevait pas le gros de son soutien international de la part des bailleurs de fonds, qu’on dit être de 5 million de dollars par an, qui avait jusque-là réduit le taux d’intérêt dont il avait besoin pour taxer les débiteurs et pourtant avoir un profit. Grameen était devenu ‘durable,’ auto-financé, avec des coûts entièrement supportés par les débiteurs.

Il s’était aussi battu contre les attitudes patriarcales et religieuses rétrogrades au Bangladesh, et son grand travail élargissait le crédit à des millions de gens. Le secret était que les femmes pauvres sont typiquement organisées dans des groupes de cinq: deux recevaient la première tranche du crédit, laissant les trois autres servir de « chasseurs » devant harceler pour le remboursement, afin qu’à leur tour elles puissent recevoir les prêts suivants.

Mais au moment de nouveaux concurrents, les mauvaises conditions climatiques (spécialement les inondations de 1998) et la réaction brutale des débiteurs qui ont recouru à la puissance collective de non - paiement, Grameen a imposé des augmentations dramatiques au niveau des prix de remboursement de crédits. Et c’est ici que la principale position philosophique de Grameen Bank – ‘Nous considérons le crédit comme un droit humain’ – était réduit simplement à un argument pour l’accès, et non la capacité de l’aborder.

A cet égard, Yunus est entièrement différent de tous les mouvements sociaux basés sur les droits humains qui ont réclamé ‘les droits’ dans le sens d’accès libre aux soins de santé, à l’éducation, au logement, à la terre, à l’eau, à l’électricité et à d’autres choses du genre.

‘Les microcrédits sont un cas presque parfait d’un phénomène qui en est arrivé à être en grande partie caractéristique de l’assistance au développement – un écart qui s’élargit entre la réalité et la propagande,’ soutient le consultant de la microfinance Thomas Dichter qui travaille à la publication de SA Institute for International Affairs, ‘Hype and Hope: The Worrisome State of the Microcredit Movement’ (Battage et Espoir : La Situation Terrifiante du Mouvement des Microcredits): ‘Le gros de l’Afrique offre un cadre stérile pour emprunter uniquement vu que les seuls clients disponibles aux pauvres sont les autres personnes très pauvres. Dans de tels contextes économiques stériles, les gens de la base sont par définition ceux qui ont le plus besoin de crédit, mais qui peuvent en faire le moins possible.’

Dichter continue, ‘En partie à cause de ce qui a été judicieusement appelé « évangile de la microfinance », la perspective de véritables intérêts des microcrédits mis à la disposition des entreprises solides est devenue moins probable. Ceci c’est parce que ceux qui peuvent réellement modifier les choses par un petit prêt ne sont pas les plus pauvres parmi les démunis… Une imitation supplémentaire est que beaucoup de clients de microcrédits sont réduits au comportement de “copieurs”, tout le monde vendant la même chose, et de plus en plus de vendeurs saturant le marché au fur et mesure que les microcrédits deviennent disponibles. Dans ce sens, l’expansion des microcrédits peut en réalité faire baisser les revenus.’

Qu’en est-il de l’impact de Yunus dans son milieu natal? Au Bangladesh, selon Dichter, ‘Les microcrédits sont tellement une intervention si commune en développement que beaucoup de gens empruntent d’un projet pour rembourser dans un autre. Dans ce cadre, même si une femme qui a pris le crédit augmente ses quantités vendues de 100% disons de 10 régimes de bananes à 20, elle reste limitée par son incapacité d’augmenter la valeur à ce qu’elle vend, limitée par ses propres aptitudes qui sont basses, et la structure de copieur qui a presque toujours prévalu à l’autre bout du secteur informel.’

Même si critiquer Grameen ‘est toujours une opinion de la minorité’ et que Yunus a accompli des ‘miracles’ en faisant rouler le crédit vers les masses, selon Munir Quddus, qui est président du Département d’Economie et de Finances à l’université de Southern Indiana, la publicité nécessite plus d’enquêtes que le comité qui lui a donné le Prix Nobel ne semble avoir faites: ‘La nature – même de créer des groupes laisse dehors les gens réellement pauvres qui seraient perçues par leurs camarades membres comme n’ayant pas l’habileté de générer le revenu et ainsi à haut risque.’

Quddus poursuit: ‘D’autres ont souligné que les micro-crédits approfondissent tout simplement l’exploitation des femmes puisque les taux d’intérêt que taxe la banque en réalité [après l’inflation] sont assez élevés; par conséquent, le crédit empire souvent la situation de dette et donne même aux maris plus d’influence.’

Gagner de l’influence auprès de femmes – au lieu de leur donner une libération économique – est une accusation familière. En 1995, le magazine New Internationalist a enquêté sur Yunus concernant les 16 ‘résolutions’ qu’il exigeait à ses débiteurs d’accepter, y compris ‘des familles plus petites’.

Quand New Internationalist a suggéré cette emprise sur le « contrôle de la population’, Yunus a répliqué, ‘Non, il est très aisé de convaincre les gens d’avoir moins d’enfants. Maintenant que les femmes gagnent aussi de l’argent, avoir plus d’enfants signifie qu’on perd de l’argent.’

Dans l’esprit de rendre commode tout, Yunus a créé des liens avec Monsanto pour promouvoir la biotechnologie et les produits agrochimiques en 1998, ce qui, rapporte le New Internationalist, ‘fut annulé suite à la pression du public.’

Comme l’a reporté Sarah Blackstock dans le même magazine l’année suivante: ‘Loin de leurs foyers, des maris et des ONG qui leur accordent des crédits, les femmes se sentent à l’aise pour dire ce qu’on ne peut pas mentionner au Bangladesh – les microcrédits ne sont pas tout ce qu’on fait croire qu’ils sont… Ce qui a réellement vendu les microcrédits ce sont les aptitudes d’éloquence de Yunus qui sait cajoler.’

Mais cette aptitude, explique Blackstock, permet à Yunus et à ses plus grands imitateurs d’ « attribuer la pauvreté au manque d’inspiration et de la dépolitiser en refusant de voir ses causes. Les propagandistes du microcrédit sont toujours les premiers à défendre que les personnes pauvres ont besoin d’être capable de s’aider elles-mêmes. Le genre de microcrédít qu’ils promeuvent ne consiste pas réellement à gagner le contrôle, mais à assurer les bénéficiaires-clés du capitalisme mondial qu’ils ne sont pas forcés de prendre une quelconque responsabilité pour ce qui est de la pauvreté.’

Même si je n’ai jamais été au Bangladesh et que je n’ai discuté de ces problèmes avec Yunus qu’une seule fois (il y a plus d’une décennie quand j’ai visité Johannesburg), le système astucieux de la microfinance a certainement causé des dégâts en Afrique australe.

Par exemple, en 1998, quand la crise des marchés en émergence a augmenté les taux d’intérêt à travers le Tiers - Monde, une augmentation de 7% imposée pendant deux semaines alors que la monnaie locale perdait sensiblement la valeur a conduit à la faillite beaucoup de Sud - Africains qui avaient des prêts ainsi que leurs créanciers.

La personnalité la plus visible sur le plan local et qui défend les microcrédits est la Première Dame Zanele Mbeki. Mais son projet Womens Development Banking (projet de banque de développement des Femmes) a non seulement financé les femmes rurales, selon la compagnie pétrolière BP, un supporter. Il a aussi fait des ‘investissements dans le domaine des affaires de haute croissance’ telles que Ceasars Gauteng et ‘Siza Water Company, la première compagnie d’eau à être privatisée’ au KwaZulu-Natal – les deux étant, on peut en discuter, des contre-exemples d’éradication de la pauvreté.

Au Zimbabwe, voisin immédiat, un torrent de 66 millions de dollars EU de financement de la Banque Mondiale dans les années 1980 (au lieu des réformes foncières) a revigoré un secteur de microcrédit rural initié sous le régime raciste de la Rhodésie à la fin des années 1940. Le programme de la Banque a finalement atteint 94.000 foyers. Mais sur l’étendue d’une décennie, le résultat fut le taux de défaillance ou d’insolvabilité de 80% chez les paysans dans les « zones communales » (l’équivalent des Bantustans dans le contexte de l’apartheid) .

La capacité de remboursement était un facteur majeur, puisque les frais généraux du bénéficiaire de crédit typique et les dépenses liées à la collecte représentaient de 15 à 22 % du montant pour un petit prêt, y compris l’inclusion d’un taux de défaillance de 4 %. Au Zimbabwe, le remboursement de prêt même juste de quelques centaines de dollars EU représentait des fardeaux énormes lorsque, selon l’une des enquêtes du Ministère de l’agriculture en 1989, le profit net des cultures par heure de travail était juste de 0,15 dollar.

L’étude détaillée de Michael Drinkwater du Centre du Zimbabwe a montré que l’amélioration de l’accès des fermiers au crédit a placé beaucoup d’entre eux dans de sérieuses difficultés » rendues complexes par « un lancement trop zélé d’un programme de crédits pour groupes » et la viabilité douteuse des offres d’engrais à coûts élevé » qui ne sont pas appropriés pour un climat irrégulier. L’accroissement de l’utilisation du crédit signifie que les fermiers ont davantage à vendre pour rester solvables…Au niveau du ménage, ce sont communément des dettes et non des profits qui sont en hausse. »

Pour affronter la crise, la Banque Mondiale a, en 1991, promu même davantage, mais sans y parvenir, le crédit de groupes de type Grameen, bien qu’avec l’avertissement comme quoi l’expérience du Zimbabwe jusqu’à date pour ce qui est de l’octroi de crédit aux groupes n’a pas été favorable. L’organisation des groupes est initialement chère et prend beaucoup de temps, et « des problèmes majeurs sont devenus apparents. »

Pas loin de là au Lesotho, l’anthropologue James Ferguson a étudié un rapport de la Banque Mondiale en 1975, rapport qui guidait la stratégie de développement du pays. » Dans un Pays Moins Développé ,» où l’économie monétaire est sur une base aussi précaire, il doit y avoir [selon la Banque] « un manque manifeste de crédit pour l’achat des intrants agricoles, » et il est évident que « le crédit va jouer un rôle critique dans tous les projets agricoles majeurs dans l’avenir. »

Comme l’a réfuté Ferguson, « il n’y est jamais expliqué exactement pourquoi la nécessité de crédit est aussi critique. Il est vrai que la plupart de Basotho investissent très peu dans l’agriculture probablement du fait de leur appréciation intelligente du faible potentiel et des hauts risques de l’agriculture intensive capitale au Lesotho, mais d’habitude ceci n’est pas une question d’incapacité d’obtenir les fonds pour faire un tel investissement. La plupart de familles ont accès aux gains de salaires ou à des paiements, et cet argent vient le plus communément en grands montants qui pourraient facilement être utilisés pour les intrants agricoles, mais pour la plupart du temps ils ne le sont pas. Pourtant dans l’image du « développement », la nécessité de crédit est presque un axiome. »

Le technicien ougandais de l’économie politique, Dani Nabudere a également discrédité « l’argument qui soutient que les gens pauvres du monde rural ont besoin de crédit qui leur permette d’améliorer leur productivité et modernise la production .» Pour Nabudere, ceci « doit être rejeté pour ce que c’est – un grand mensonge. »

Même au sein de la Banque Mondiale, ces leçons avaient été évidentes à cette époque. Sababathy Thillairajah a revu les programmes de crédit de la Banque pour le paysan africain en 1993 et conseillé à ses collègues : « Laissez les gens (Fichez - leur la paix !). Quand quelqu’un vient et vous demande de l’argent, la meilleure faveur que vous puissiez lui donner est de dire « non »… Nous apprenons tous à la Banque, Avant nous pensions qu’en apportant de l’argent, l’infrastructure et les institutions financières seraient construites – ce qui n’est pas fait rapidement. »

Mais pas longtemps après, Yunus s’introduisit pour aider la Banque Mondiale par un soutien idéologique, comme cela revigorait la microfinance grâce à 200 millions de dollars en tant que ligne globale de crédit orienté vers les femmes pauvres en août 1995, juste avant la conférence de Beijing sur le genre.

Le groupe Attac du mouvement de justice mondiale possède à Oslo une branche excellente qui, la semaine dernière, a publié un nouveau livre, « Economic Apartheid (L’Apartheid Economique). Ses membres m’ont relevé que Yunus était fortement soutenu par ses amis de la classe dirigeante norvégienne, y compris un ancien bureaucrate du ministère des finances et des autorités officielles de Telenor, la compagnie téléphonique du Norvège. Telenor possède 62 % de Grameenphone, qui contrôle 60 % du marché de cellulaires au Bangladesh.

Au moment où le gouvernement du centre –gauche du Norvège a un haut profil pour
avoir en partie annulé la dette illégitime du Tiers – Monde et menacé de décaisser la Banque Mondiale, les deux actions étant applaudies par les activistes locaux, les gens qui prennent ces décisions étaient conscients de ce qu’il est important que le Norvège projette la possibilité du capitalisme à face humaine.

La question est de savoir s’ils ont examiné assez rigoureusement les conflits générés par les crédits, niant ainsi la signification du Prix Nobel de la Paix – et ce pour la première fois.

* Patrick Bond est directeur du Centre pour la Société Civile à l’Université du KwaZulu-Natal. Son livre le plus récent est Looting Africa: The Economics of Exploitation (Piller l’Afrique: L’Economie de l’Exploitation), disponible auprès de Zed Books et UKZN Press.).
Cet article a d’abord paru dans l’édition anglaise de Pambazuka News n° : 275.
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