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Magharebia

Les Tunisiens ont eu leurs élections, qu’ils voulaient participatives et démocratiques. Mais circonscrire la finalité de la « révolution » à cet acquis est un leurre, note Samir Amin. Pour lui, des questions fondamentales restent à adresser pour asseoir en Tunisie une véritable démocratie tournée vers le progès social.

L’Assemblée Constituante qui sort des élections de la fin octobre en Tunisie sera dominée par un bloc de droite qui associera le parti islamiste Ennahda et les nombreux cadres réactionnaires, hier encore associés au régime de Ben Ali, toujours en place et infiltrés dans les « nouveaux partis » sous le nom de «bourguibistes » ! Les uns et les autres partagent le même ralliement inconditionnel à « l’économie de marché » telle qu’elle est en Tunisie, c’est-à-dire un système de capitalisme dépendant et subalterne (« compradore ») intégré dans la mondialisation impérialiste dominée par les monopoles européens et étatsuniens. Les puissances impérialistes, et notamment la France et les Etats Unis, n’en demandent pas plus : « tout changer afin que rien ne change ».

Deux changements sont néanmoins à l’ordre du jour. Positif : une démocratie politique mais non sociale (c’est-à-dire une « démocratie de faible intensité ») qui tolérera la diversité des opinions, respectera davantage les « droits de l’homme » et mettra un terme aux horreurs policières du régime précédent. Négatif : un recul probable des droits des femmes. Autrement dit un retour à un « bourguibisme » pluripartiste coloré d’islamisme. Le plan des puissances occidentales, fondé sur le pouvoir du bloc réactionnaire compradore, mettra un terme à cette transition qu’on voulait « courte » (ce que le mouvement a accepté sans en mesurer les conséquences), ne laissant pas le temps aux luttes sociales pour s’organiser, et permettra la mise en place de sa « légitimité » exclusive, à travers des élections « correctes ». Le mouvement tunisien s’était largement désintéréssé de la « politique économique » du régime déchu, concentrant ses critiques sur la « corruption » du président et de sa famille. Beaucoup des contestataires, même « à gauche » ne remettaient pas en cause les orientations fondamentales du mode de développement mis en œuvre Bourguiba et Ben Ali.

Cette issue était prévisible. Une bonne partie (sans doute la majorité) du « mouvement » populaire n’était que très faiblement conscient des enjeux véritables. Il reste que les mêmes causes produisent parfois les mêmes effets. Que penseront et feront les classes populaires quand elles verront se poursuivre inexorablement la dégradation de leurs conditions sociales, avec son cortège de chômage et de précarisation, sans compter probablement les dégradations supplémentaires intensifiées par la crise générale de la mondialisation capitaliste ? Il est trop tôt pour le dire ; mais on ne peut pas s’obstiner à ignorer que seule la cristallisation rapide d’une gauche radicale allant bien au-delà de la revendication d’élections correctes peut permettre une reprise des luttes pour un changement digne de ce nom. Il appartient à cette gauche radicale de savoir formuler une stratégie de démocratisation de la société qui irait bien plus loin que la simple tenue d’élections correctes, d’associer cette démocratisation au progrès social, ce qui implique l’abandon du modèle de développement en place, et de renforcer ses initiatives par une posture internationale indépendante et franchement anti impérialiste. Ce ne sont pas les monopoles impérialistes et leurs serviteurs internationaux (la Banque Mondiale, le FMI, l’OMC) qui aideront la Tunisie à sortir des ornières ; c’est en se tournant vers de nouveaux partenaires du Sud que cela deviendra moins difficile.

Aucune de ces questions fondamentales ne paraissent préoccuper les acteurs politiques majeurs. Tout se passe comme si l’objectif final de leur « révolution » avait été d’obtenir rapidement des élections. Comme si la source exclusive de légitimité du pouvoir résidait dans les urnes. Mais il y a pourtant une autre légitimité, supérieure - celle des luttes ! En adoptant intégralement sans critique la recette de la « démocratie électorale représentative » proposée par les discours dominants, les Tunisiens dans leur majorité risquent d’être déçus par les résultats obtenus. A qui profitera cette déception ? A une gauche radicale encore marginale ? A défaut le pire est encore à venir : la capitalisation des déceptions certaines à venir par l’islamisme politique et la perte de légitimité de la démocratie.

* Samir Amin est directeur du Forum du Tiers monde

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