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M. Nicolas Sarkozy, président de la République française, lors de sa visite, es-qualité, en Afrique, a prononcé un discours, à l'Université de Dakar le mercredi 26 juillet. Cette allocution a fait l'objet de multiples critiques : les unes y voyant une leçon donnée aux Africains (…) les autres déplorant le fait que Nicolas Sarkozy n'a pas indiqué les moyens d'atteindre les objectifs visés.

(…) L'appréciation de ce discours peut faire l'objet de jugements différents voire contradictoires : il en est toujours ainsi lorsqu'il s'agit de conduire une réflexion sur un passé visible et sensible sous des prismes qui ne sont pas les mêmes. Ce qui est négatif, c'est que chacun se fige dans ses positions et qu'on discute du sexe des anges au lieu de rechercher, de proposer des solutions aux problèmes les plus criards : autosuffisance alimentaire, santé (dont la lutte contre le paludisme et le sida), éducation et formation, bonne gouvernance, détérioration des termes de l'échange, énergie et eau, impact des actions de la Banque mondiale et du Fmi, etc.

Le Président Sarkozy s'est adressé à la jeunesse africaine d'une manière directe et en la tutoyant. Le privilège de l'âge m'autorisant à user du même procédé, j'engage donc le débat avec lui.

Sur l'autosuffisance alimentaire

Sais-tu, Nicolas Sarkozy, que des instituts de recherche français, l'Irat (Institut de recherches agronomiques tropicales) et d'autres, ont accompli des travaux remarquables, notamment sur les céréales, permettant d'augmenter sensiblement les rendements agricoles. Pour les mils et les sorghos, le riz et le maïs, par exemple, le simple fait d'utiliser des engrais, minéraux ou organiques, permet de doubler la productivité à l'hectare avec un encadrement idoine. Il en est de même pour les légumes et les fruits ; l'augmentation de cette productivité céréalière autorise aussi une meilleure alimentation du bétail, en combinant cela avec les techniques, fort simples, d'ensilage. La conséquence, avec l'implantation d'animaux importés, de vaches laitières notamment, et s'adaptant à nos climats, est de pouvoir disposer de viande et de lait. Notre paysan devient, ainsi, un fermier ayant des activités diversifiées. Bien entendu, le problème de l'approvisionnement en eau, notamment pour l'irrigation, se pose, résolu en grande partie par l'utilisation de l'énergie solaire.

Nicolas, la question est celle-ci : la France est-elle prête à accompagner les pays africains, à accomplir, ainsi, leur révolution verte en donnant à ses instituts de recherche les moyens qu'il faut et en assurant une part de l'encadrement des agriculteurs ? Le détail de tout cela peut faire l'objet de discussions et d'engagements précis pour un certain nombre de pays africains décidés à progresser. Ce sera, aussi, un moyen pour les jeunes d'assurer le développement de leurs propres villages et d'être moins tentés par les aventures et les mésaventures douloureusement dramatiques du grand large. N'oublions pas naturellement la pisciculture continentale, aujourd'hui bien maîtrisée.

Sur l'énergie et l'eau.

Tout le monde le sait, sans énergie et sans eau, point de développement. L'Afrique présente ce paradoxe d'avoir beaucoup d'eau et d'en manquer, d'avoir une énergie potentielle abondante - le solaire, les éoliennes, les fleuves (énergies propres et renouvelables), du gaz et des hydrocarbures - et d'en manquer, alors que 40% du potentiel hydroélectrique du monde se trouve sur notre continent. Or certains pays du nord, le Danemark par exemple, tirent, déjà aujourd'hui, plus de 20% de leur énergie des éoliennes et des panneaux solaires.

Un projet de couverture de l'ensemble des pays du Sahel en énergie éolienne et solaire équivaudrait à plus qu'une révolution pacifique ; ce serait un tournant majeur pour nos pays, l'entrée dans une nouvelle civilisation, celle du solaire, induisant une modernisation à effets exponentiels - pensons aux appareils électroménagers, à la conservation des aliments et des médicaments, au bien-être des populations dans leur domicile et dans les formations sanitaires, à la disponibilité de l'eau par exhaure solaire, à la potabilité de l'eau par distillation solaire, etc. Avec la France, avec l'Europe, avec nos pays, avec tous ceux qui voudront s'y associer, nous pourrions élaborer un plan d'actions pour les quinze ou vingt prochaines années. Nicolas, je te demande si ton pays pourrait s'engager dans cette voie.

Sur la santé

Nicolas, je suis frappé par le fait que tu n'as pas insisté sur ce secteur, pourtant essentiel, dans ton adresse aux Africains. Le paludisme et le sida, surtout le premier, sont pour l'Afrique des fléaux qui font des ravages dans toutes les couches de la population. La France, grâce notamment à l'implantation des instituts Pasteur, voire à leur développement, peut, par des actions préventives et curatives, être d'un apport décisif. Là aussi, par la négociation, il est possible d'établir des plans pour la formation du personnel et sa mise à disposition. L'Afrique recèle quelques médecins de grand renom et l'un d'entre eux, le professeur sénégalais Souleymane Mboup, est un des découvreurs du Vih (Ndlr : il a participé aux recherches qui ont permis de découvrir le type Vih2). La France peut aider à l'implantation de pôles médicaux d'excellence, en hommes, en équipements, en médicaments, génériques notamment, et diminuer fortement le transfert, particulièrement onéreux, de certains patients vers la métropole.

Sur l'éducation et la formation

Aujourd'hui, la qualité de l'enseignement, malgré le dévouement du corps professoral, laisse à désirer : insuffisance des maîtres, pléthore des élèves dans les classes - entre 50 et 70 par classe -, insuffisance du matériel pédagogique, insuffisance de l'équipement technique dans les établissements de formation professionnelle, déliquescence de l'enseignement maternel dont les écoles de qualité sont créées par le privé, coûtent donc cher et sont, ainsi, réservées à ceux qui ont le plus de moyens, générant, dès le plus bas âge, des inégalités pratiquement irréparables.

Le retard de l'Afrique s'explique par de multiples causes, et l'esclavage n'est pas des moindres, ni le ratage par notre continent de la révolution énergétique et industrielle de l'Europe et de l'Amérique au 19e siècle. Nous avons été en marge de ce tournant majeur. Une autre révolution, majeure elle aussi, se déroule actuellement sous nos yeux : celle de l'informatique qui, chaque jour, transforme le monde. Si donc notre système éducatif ne prend pas en charge, dès le primaire, la formation de nos enfants dans ce secteur de manière à ce qu'ils maîtrisent cet outil, clé du présent et de l'avenir, alors nous raterons cette transformation radicale du monde et nos pays seront, plus que jamais, largués a nouveau et plongés à jamais dans les oubliettes de l'histoire. Là, Nicolas, l'action à mener, en partenariat, touche les constructions de classes, la formation des maîtres, l'équipement, la maîtrise de l'outil informatique, et nous devrons fixer un horizon pour la scolarisation et la formation généralisées, répondant aux besoins de notre temps. Elaborons, ensemble un plan d'actions.

Sur la détérioration des termes de l'échange

L'économie de nos pays africains est plombée par la détérioration des termes de l'échange : hausse continue du prix des produits industriels fabriqués dans les pays développés et baisse continue du prix des produits et matières premières issus de nos pays se traduisant par une baisse continue du pouvoir d'achat de nos pays et rendant encore plus problématique le remboursement de notre dette. Aujourd'hui, les achats énormes de la Chine de matières premières, tempèrent quelque peu ce phénomène.

Lorsque tu dis, Nicolas, que l'Afrique ne doit pas céder au mirage du laisser-aller, c'est cela que tu exprimes. Les lois du marché ne doivent pas obérer le développement de nos pays. N'y a-t-il pas une direction de recherche pour fixer, pour les matières premières, des prix planchers et des prix plafonds de manière à éviter les mouvements erratiques ? La création de l'euro, pour les Européens, répond, en partie, sur le plan monétaire, aux fortes variations spéculatives des taux de change qui frappaient régulièrement les monnaies européennes et conduisaient à des dévaluations régulières.

Or, tu le sais, Nicolas, la Banque mondiale et le Fmi imposent à nos pays, sans nuance, les règles du marché - laisser-faire, laisser- aller - et sont allés jusqu'à nous interdire toute subvention à notre agriculture, notamment sur les engrais, alors que toutes les agricultures des pays développés sont fortement subventionnées. On peut espérer que si Dominique Strauss Kahn est élu directeur du Fmi, il y aura, comme tu le dis,«une autre mondialisation, avec plus d’humanité, avec plus de justice, avec plus de règles» . La aussi, il s'agira, pour la France, de mener, avec nous, les actions nécessaires pour mettre fin a ces pratiques qui n'ont assuré le développement d'aucun pays du Sud.

Nicolas, tu n'es pas contre la mondialisation, mais tu la veux «avec plus d’humanité, plus de justice, plus de règles». Certes. Mais un fait demeure : les tigres et les dragons d'Asie doivent, en grande partie, leur époustouflant développement aux investissements directs étrangers, les Ide (les investissements directs étrangers), qui, en 2005, s'élevaient a 1230 milliards de dollars Us et la part de l'Afrique était inférieure a 1% (0,64% exactement) ; il y a là nécessité à renverser la tendance de sorte que nos pays bénéficient davantage de ces investissements, puissants véhicules de transfert de techniques, de technologies, d'ouverture de marché, d'implantation d'unités industrielles. Ne serait-il pas cruel de rappeler l'engagement pris par les pays industriels, il y a près de 40 ans, de consacrer 0,70% de leur Pib au développement du tiers-monde ?

Sur la bonne gouvernance

Tu as raison, Nicolas : il faut que « cessent l’arbitraire, la corruption, la violence, il faut la démocratie. Mais la aussi, il faut commencer par le commencement.

En Afrique, actuellement, toutes les élections sont contestées : sur le nombre des inscrits, sur le nombre des votants, sur la transparence des opérations électorales. Or il ya une constante : nos pays ne disposent pas d'un état-civil fiable. Une action décisive en matière de démocratie est la création d'un état-civil incontesté. Aujourd'hui, avec l'informatique, il est possible de mettre en place des systèmes d'état-civil fiables, même dans les villages les plus reculés. La France, en coopération avec les grandes firmes informatiques et nos Etats, devrait pouvoir commencer à jeter ainsi les fondements d'une démocratie réelle.

Nicolas, je pourrais citer encore bien d'autres secteurs et bien d'autres cas. En fait, veux-tu Nicolas, peux-tu Nicolas, au nom de la France, et avec l'Europe et avec le reste du monde, élaborer, avec nous, un plan Marshall pour l'Afrique ? C'est la grande question. Puis-je te dire, «Nicolas, chiche» ?

* Habib Thiam est ancien Premier ministre du Sénégal (1981-1983 et 1991-1998) et ancien président de l'Assemblée nationale sénégalaise (1983-1984).

* Ce texte a d'abord paru dans le journal sénégalais Le Quotidien du 16 Août 2007.

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