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Entre le Nord et le Sud, entre les porteurs d’aliénation et les peuples premiers, les convergences fécondes sont encore à trouver pour faire face, de façon constructive et libératrice à la crise de civilisation que vit le monde. Un monde où les défis sont de type démocratique, social et économique, politique, mais aussi écologique.

Je souhaiterais dire d’où je parle : je fais partie de l’association Espaces Marx et du réseau européen Transform ! dont le but est de mettre en relation des militants progressistes de gauche et des chercheurs afin de construire une pensée progressiste alternative pouvant être partagée par le plus grand nombre.

Je suis aussi membre actif du réseau international Frantz Fanon créé lors du Forum Social Mondial de Nairobi en 2006. Au titre de toutes ces associations, je suis très investie dans le mouvement altermondialiste qui est un lieu privilégié de rencontre et d’échange pour les individus et les peuples du nord et du sud. Je ferai donc souvent référence à ce mouvement altermondialiste.

Le titre de mon intervention : Développement humain dans le monde craquelé des crises. Qu’est-ce que la civilisation du 21ème siècle ? Bien entendu, je ne prétends pas répondre à cette question mais je vais essayer de donner des pistes, des chemins possibles à emprunter.

Je commencerai mon propos par ce qui, chez Fanon, reste très actuel, universel. C’est, à mon avis, son concept de désaliénation mentale appliquée, comme nous l’avons vu, à la sphère, à l’espace psychique, individuelle, mais qui opère un va et vient perpétuel entre l’individu et le sociétal et vice et versa. Ce concept, parce qu’il parle de l’aliénation du colonisé et du colon, est double. Il est, par ces deux points de vue qu’il ne cesse d’interpeller, processus de libération pour le colonisé mais aussi pour le colon.

Ce processus de désaliénation, travail permanent de l’homme qui souhaite se libérer, peut s’appliquer à tous les modes de domination. Bien entendu la domination coloniale, mais aussi la domination du néolibéralisme, forme actuelle du capitalisme, ainsi que la domination patriarcale. Ce processus dynamique décrit par Fanon est à même d’enclencher, de créer les convergences dont nous avons besoin, en ce début du 21ème siècle, face à une crise de civilisation sans précédent remettant en cause la survie même de l’humanité tout entière.

Pour faire vite, puisque ce n’est pas le centre de mon propos, que s’est-il passé du côté de l’Occident et du côté des nations colonisées du Tiers monde et/ou des peuples premiers en ce qui concerne leur capacité à créer de la libération par la désaliénation dont parle Fanon ? Ont-ils réussi ou non, si oui sur quel point, et que reste-t-il à accomplir ?

Du côté de l’Occident, comme acte libérateur majeur et point de départ, il y a la révolution française, une révolution qui se voulait universaliste, avec comme slogan essentiel : liberté, égalité fraternité. Mais elle n’a pas remis en cause définitivement l’esclavage ; elle n’a pas intégré les femmes dans la vie économique, sociale et politique. Un autre symbole de libération humaine fut la déclaration universelle des droits de l’Homme (1948) qui réactualisait les fondamentaux de la révolution française, en donnant une dimension sociale plus importante au droit au travail, à la sécurité sociale sans résoudre pour autant la question du colonialisme et du droit des femmes. Ces deux questions furent occultées.

Du côté des luttes coloniales : un idéal tiers-mondiste, exprimé dans la conférence de Bandung en 1955 et dans la constitution des mouvements des non-alignés en 1961 à Belgrade. Ce mouvement repose sur un projet magnifique avec quelques axes stratégiques : le développement économique des pays les plus pauvres, la fin des dominations politiques et des dépendances économiques, la renaissance culturelle et la paix dans le monde. Les principes dits de Panchsheel : respect mutuel de l’intégrité du territoire et de la souveraineté de chacun, non-agression mutuelle, non-interférence mutuelle, égalité et bénéfices mutuels, coexistence pacifique. C’est un programme politique fondamentalement axé sur l’importance du désarmement, la souveraineté nationale, l’intégrité économique et la diversité culturelle.

Très rapidement, comme le pressentait Fanon, l’absence de révolution sociale ou au moins de modifications profondes des rapports de forces sociaux internes a eu pour conséquence la persistance d’une hiérarchie, sous diverses formes au sein de ces nouvelles nations. « L’inculcation du sexisme, la stratification inégalitaire fondée sur le clan, la caste ou la tribu entravèrent le projet politique du tiers-monde ». Comme le disait Fanon, il faudrait, selon moi, y ajouter le peu de marge et d’indépendance qu’ont eu les bourgeoisies des pays du Tiers-monde face au capitalisme occidental. Ces contradictions ont empêché l’espérance de Fanon de se réaliser. Il affirmait en 1961 : « Le Tiers-monde est aujourd’hui face à l’Europe comme une masse colossale dont le projet doit être d’essayer de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n’a pu apporter de solution. »

Cependant, les révolutions en Amérique latine et les révolutions arabes nous font penser que nous sommes entrés dans une nouvelle ère : Voici ce que disait Fanon dans « Pour la révolution africaine » : « L’Occident se prévaut aussi de sa supériorité humaniste. Le modèle occidental se trouve atteint dans son essence et dans sa finalité. Les jaunes, les arabes et les nègres aujourd’hui veulent dire leur projet, veulent affirmer leurs valeurs, veulent définir leur relation avec le monde. » Ces deux traditions universalistes, l’une occidentale, l’autre tiers-mondiste défendant toutes les deux des principes universels se sont d’une certaine manière fossilisées, enfermées dans leurs contradictions, l’une par son défaut de la considération coloniale, l’autre par son défaut de la considération sociale, les deux ne prenant pas à bras le corps la question du patriarcat.

Outre ces lacunes des deux pensées libératrices du nord et du sud, quels dialogues, quelles convergences instaurer entre ces deux mondes face à la crise de civilisation que nous sommes en train de vivre et qui nous pose des défis de type démocratique, social et économique, politique, mais aussi écologique ? Je prendrai quatre aspects pour illustrer ces convergences possibles.

PREMIEREMENT : LE RAPPORT AU DEVELOPPEMENT

Face à la crise profonde que traverse la société occidentale productiviste, notamment par rapport à la survie de l’humanité face aux questions écologiques, les peuples premiers nous donnent certaines clés, par exemple avec le slogan de « la Terre Mère » qui, si, dans un premier temps, peut apparaître mystique pour un occidental, n’en demeure pas moins un repositionnement de l’Humain sur la planète terre.

L’homme n’est plus alors le centre et le dominant de la nature, mais cherche plutôt à vivre en harmonie avec ce qu’elle peut produire. Ceci amène à une pensée moins productiviste dans le domaine des sciences, des relations au travail, de la question de l’énergie... Ce concept de « Terre Mère » a pour correspondance, en Occident, les remises en cause des critères traditionnels de richesse (PNB, PIB, notion insuffisante à laquelle il faut ajouter des indicateurs de développement humain pour évaluer le degré d’évolution d’une société, comme le souligne, notamment, Stieglitz). Ce dialogue a eu lieu lors du sommet de Cochabamba où les altermondialistes du nord et du sud étaient présents pour parler ensemble des problèmes de la planète et de la survie de l’être humain sur cette planète. Ce sommet souhaitait offrir une alternative progressiste au sommet de Copenhague sur les questions écologiques qui n’avait débouché sur rien de positif.

DEUXIEMEMENT : LA QUESTION DU COMMUN

Le néolibéralisme, la privatisation et la financiarisation à outrance de l’ensemble de la société (concurrence libre et non faussée) d’un côté, les systèmes étatiques, de l’autre, amènent à penser le collectif autrement. Il n’est plus question uniquement d’étatisation : aujourd’hui, les États nationalisent les pertes et privatisent les profits. L’échec du modèle soviétique ou tout était nationalisé sans droit réel des citoyens sur la finalité de la société favorise aussi cette recherche sur la question du commun.

Afin d’échapper à ce dilemme entre privatisation et étatisation, de nouvelles idées émergent sur la question des biens communs de l’humanité et plus largement des communs, de la démocratie économique comme processus démocratique, économique et social en mesure d’être maîtrisé par les peuples à travers les processus de fabrication mais aussi en maîtrisant leur finalité. Les peuples premiers et/ou colonisés ont de nombreuses expériences sur ces questions des communs, notamment par rapport aux terres qui n’étaient la propriété de personne, mais se géraient collectivement. De nombreuses tribus en Amérique, mais aussi en Afrique, exigent la fin de cet accaparement des terres par le néolibéralisme mondialisé. Ce fut une lutte centrale mise en avant lors des trois derniers forums sociaux mondiaux.

Ces deux aspects, l’alternative écologique et les communs, très présents chez les Peuples premiers, m’amènent pour les illustrer à vous lire un passage du discours d’Evo Morales à l’ONU : «Il y a des régions où les communautés vivent sans propriété privée. Il y a une propriété collective. Les peuples indigènes veulent seulement vivre bien, pas mieux que bien. Vivre mieux que bien c’est exploiter, c’est piller, c’est voler. Mais vivre bien, c’est la fraternité et c’est pourquoi il est très important, pour les peuples indigènes, que les Nations Unies approuvent, de façon urgente, cette déclaration pour les peuples indigènes, le droit aux ressources naturelles, le droit de s’occuper de l’environnement. Enfin les peuples indigènes, les pauvres, viennent spécialement d’une culture de vie et non pas d’une culture de guerre et ce millénaire devra vraiment défendre la vie, sauver l’humanité et si nous voulons sauver l’humanité, nous avons obligation de sauver la planète. Les peuples indigènes vivent en harmonie avec mère nature et pas seulement en réciprocité, en solidarité avec les êtres humains. »

TROISIEME POINT : LA QUESTION DE LA DEMOCRATIE

Cela dépasse, bien entendu, le cadre des institutions de type occidental, de la démocratie parlementaire et délégataire. Il est à noter que le mouvement des Indignés en Europe a deux sources d’inspiration : du côté occidental, Stéphane Hessel, auteur entre autres de la déclaration universelles des Droits de l’Homme, avec son livre «Indignez vous », de l’autre, les révolutions arabes qui, elles aussi, sont au cœur des contradictions de la démocratie à l’occidentale qui se veut universelle mais qui, encore une fois, montre ses limites par ses positions néocoloniales mais aussi par les inégalités, la précarité qui gangrène toutes les sociétés y compris l’intérieur des sociétés occidentales. Les indignés réclament une démocratie directe fondée sur des principes altermondialistes, entre autres, le consensus. Cette notion de consensus pour gérer de manière plus démocratique la société n’est-elle pas la base du fonctionnement de nombreux peuples premiers ?

QUATRIEMEMENT : LA QUESTION DE LA RUPTURE

Du côté des peuples colonisés, on ressent une insuffisance très nette par rapport au modèle occidental dominant. Il y a volonté de rompre avec le néocolonialisme qui se traduit concrètement par des dépendances économiques les maintenant dans un statut de dominés. Une rupture profonde avec cet état de fait devient une exigence majeure. 
 Du côté de l’Occident, on constate une social-démocratie qui accepte l’ensemble des plans d’austérité. Une rupture est nécessaire avec cette gauche d‘aménagement qui ne fait qu’aggraver la situation des populations face à la question de la dette, comme nous avons pu le voir notamment en Grèce avec le PASOK.

Faire vivre toutes ces convergences dans un processus de désaliénation du côté occidental et du côté des colonisés et/ou des peuples premiers n’aura pas lieu sans contradictions, ni sans incompréhension. De nombreuses pensées, même transformatrices et progressistes, se sont pour ainsi dire pétrifiées par le repli que nécessitaient la dureté, l’âpreté du colonialisme et du néo-colonialisme mais aussi par le repli des occidentaux face à un capitalisme qui précarise de plus en plus tous les aspect de leur vie et qui peut conduire à des replis identitaires dangereux.

On peut prendre pour exemples les formidables révolutions arabes qui semblent régresser lors des dernières élections ; la montée des extrémismes de droite en Europe face à une société qui précarise tous les secteurs de la vie. Le refuge dangereux du nationalisme et le rejet de l’étranger face à l’insécurité sociale constituent une hypothèse plausible.

La sortie de la crise de civilisation ne se fera par le haut que s’il y a dialogue, convergences entre ces deux pôles d’émancipation. Immanuel Wallerstein, parlant de la crise de civilisation et du rôle de la gauche transformatrice dans la résolution de cette crise, en vient à dire que la gauche indigène et la gauche de « tradition », la gauche sociale ne se rencontrent pas. Il faut trouver un moyen de réconcilier ces deux gauches. Si nous échouons, les sentiments nationaux, régionalistes domineront, nous irons vers des sociétés repliées sur elles-mêmes extrémistes de droite et populistes. Il est grand temps que nous les peuples occidentaux et les peuples premiers et/ou colonisés rentrions activement dans ce processus de convergences pour faire émerger des formes de libération désoccidentalisée et réellement universelle. Ce chemin est la seule alternative pour éviter le chaos aujourd’hui et, dans ce cadre, la pensée de Fanon est une alliée précieuse.

* Delmas Chantal a fait cette communication lors de la Rencontre internationale Frantz Fanon, organisée du 6 au 9 décembre 2011

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