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A l’instar d’autres pays, le Sénégal est en train de mettre en place un dispositif de lutte contre la corruption. Cependant, les lois, règlements et institutions anti-corruption mises en place viendront se greffer à des systèmes sociaux qui fonctionnent sur la base de règles et normes sociales qui, sans être de la corruption, entretiennent des airs de ressemblance avec les pratiques corruptives.

La corruption occupe les devants de la scène de manière constante depuis quelques années, comme en témoignent les nombreux colloques, séminaires, ouvrages ou conférences qui lui sont consacrés. Pourtant elle n’est ni un phénomène nouveau ni un phénomène spécifique. Si elle suscite autant de préoccupations, c’est en partie parce qu’il apparaît un peu plus clairement chaque jour que la corruption sape les fondements du développement, surtout dans les économies et les institutions africaines fragiles où elle est devenue systémique.

Si la nécessité de la combattre est un impératif désormais communément admis, la meilleure de façon de s’y prendre fait encore l’objet d’un grand débat au sein des communautés scientifiques, des institutions internationales comme des Etats. De nombreuses pistes ont été explorées, ainsi que des solutions politiques, souvent porteuses d’espoir au début, mais qui se sont révélées par la suite incapables d’enrayer la corruption et d’éviter qu’elle ne se généralise davantage. Plusieurs raisons expliquent cet échec. En suivant l’analyse de Fonbad (1999), je retiens ici quatre parmi celles qui me paraissent les plus importantes : (1) les mesures anti-corruption sont souvent prises à des fins politiques ou politiciennes ; (2) les stratégies anti-corruption ne prennent pas en compte convenablement les valeurs et normes qui traversent les systèmes sociaux dans lesquels elles sont appliquées ; (3) la primauté est donnée à la répression alors que les systèmes de justice pénale (police, justice, etc.) sont eux-mêmes vulnérables à la corruption ; (4) les forces sociales et citoyennes engagées à être des remparts contre la corruption sont encore faibles et dépourvues de moyens.

DES MESURES ANTI-CORRUPTION INEFFICACES ET A DES FINS POLITIQUES

Au Sénégal comme ailleurs en Afrique, les stratégies anti-corruption ont été associées pour l’essentiel à des périodes de changement politique. Il s’agit le plus souvent de discours ou d’initiatives destinés à compromettre l’ancien régime, asseoir la légitimité du nouveau régime et salir la réputation de potentiels rivaux politiques. Ces discours apparaissent en général en période de campagnes électorales et mettent en avant des promesses de transparence et de bonne gouvernance, oubliées sitôt l’élection passée. Dans de tels cas, les élites qui arrivent au pouvoir ne manifestent aucune volonté réelle de combattre la corruption par des mesures efficaces et rigoureuses puisqu’elles découvrent que celle-ci peut être un mode de gouvernance et de gestion du pouvoir ainsi qu’un moyen d’enrichissement personnel rapide et de récompense des alliés politiques.

Les actions en cours au Sénégal semblent démontrer une volonté de rupture par rapport à ce qui était une marque de la plupart des pays africains. Si l’action judiciaire engagée contre les présumés coupables de corruption va jusqu’à son terme et si l’Office nationale anti-corruption, entre autres organes, obtient l’indépendance, les moyens et l’efficacité nécessaire pour accomplir sa mission, alors le Sénégal pourra, dans quelques années, s’enorgueillir d’avoir chassé le « loup de la bergerie » pour parler comme Thomas Jefferson.

LA NON PRISE EN COMPTE DES NORMES ET VALEURS DE LA SOCIETE ET LA FAIBLE LEGITIMITE DE L’ETAT

A l’instar d’autres pays, le Sénégal est en train de mettre en place un dispositif de lutte contre la corruption. Cependant, les lois, règlements et institutions anti-corruption mises en place viendront se greffer à des systèmes sociaux qui fonctionnent sur la base de règles et normes sociales qui, sans être de la corruption, entretiennent des airs de ressemblance avec les pratiques corruptives. Ces logiques sont celle de la négociation et du marchandage, du courtage et de l’intermédiation, du cadeau, du devoir d’entraide en réseau et de la redistribution, entre autres. Ce sont des logiques de la sphère familiale et communautaire qui contiennent en elles-mêmes leurs propres mécanismes de différenciation avec toute pratique illégale, illicite ou répréhensible de la sphère publique lorsqu’elles sont utilisées dans la sphère strictement privée. Aucune confusion ne devrait donc être possible. Mais nous avons tous qu’au Sénégal l’espace du service public de l’Etat est envahi par ces pratiques sociales et familiales qui ont fini de remplacer les normes bureaucratiques légales rationnelles.

En raison de la perception de l’Etat comme corps étranger et de la faible légitimité dont il bénéficie auprès des couches populaires, la conscience collective semble tolérer, voire même encourager, les actions qui consistent à prélever sur l’Etat pour redistribuer aux membres de son groupe. Loin d’être infamants, de tels comportements, vus sous une posture microsociale, sont au contraire valorisés et leurs auteurs sont souvent érigés en modèles par les membres de leur groupe. Si bien que ceux qui formulent les lois et les règlements sont souvent les premiers à les enfreindre au nom de l’éthique du groupe. L’équivoque entretenue entre deux modèles de responsabilité qui s’opposent constitue de nos jours un obstacle majeur à l’élaboration d’un projet commun de société et à l’émergence d’une conscience du bien public et d’une vision de l’Etat comme bien collectif qui surplombe des logiques réticulaires.

Comme le montre Peter Ekeh, dans la cas du Nigeria, l’agent public africain est toujours tiraillé entre le public primordial qui correspond à ses communautés d’appartenance ou d’adhésion (famille, associations, clan, confrérie, etc.) et le public civique qui renvoie à l’Etat et à la communauté nationale vis-à-vis desquels il a une loyauté hypothétique et distendue. Les Sénégalais n’échappent pas à cette nature. J’y reviendrai dans un autre article.

UNE PRIMAUTE A LA REPRESSION ALORS QUE LES SYSTEMES DE JUSTICE PENALE (MINISTERES PUBLICS, POLICE, JUSTICE, ETC.) SONT EUX-MEMES VULNERABLES A LA CORRUPTION

Dans de nombreux pays, un arsenal répressif a été mis en place pour lutter contre la corruption. Les lois et règlements ont souvent été changés et durcis mais force est de constater que les réformes qui se sont limitées à compléter ou à remplacer des dispositions du code pénal ont quasiment toutes échoué. L’expérience a montré que le code pénal seul est un instrument trop rudimentaire pour venir à bout seul de la corruption. En effet, même si la sanction est un élément clé du dispositif anticorruption, ses effets sont souvent amoindris par le manque d’indépendance des structures chargées des enquêtes et des poursuites, l’impunité dont bénéficie certains groupes du fait de leur appartenance à des lobbys puissants politiques ou maraboutiques, ou aux cercles du pouvoir, ainsi que l’insertion des juges eux-mêmes dans des relations sociales qui les soumettent à des obligations autres qu’officielles. Ceci pose donc la question de l’indépendance des juges qui, au-delà de la volonté politique exprimée par l’exécutif, doivent prendre toute leur place en tant qu’acteur de la lutte contre la corruption en refusant de se laisser enfermer dans des logiques communautaires ou liées à l’intérêt personnel.

L’INEXISTENCE OU LA FAIBLESSE DES FORCES SOCIALES ET CITOYENNES CAPABLES DE PORTER LE COMBAT CONTRE LA CORRUPTION

Il est désormais incontestable que le combat contre la corruption ne connaitra pas de victoire majeure sans l’émergence d’une véritable masse critique de citoyens porteurs de valeurs, de progrès, soucieux de la transparence et de la bonne gestion des ressources publiques. Ce citoyen doit être lui-même acteur de la lutte contre la corruption par l’exemplarité de son comportement vis-à-vis du bien commun, mais aussi vis-à-vis de ses autres concitoyens. Conscient du rôle irremplaçable du citoyen responsable dans la construction de la démocratie et le progrès vers le développement économique et social, il doit s’ériger en sentinelle de la bonne gouvernance et exiger des dirigeants, qu’il choisira sur la base du mérite, de la compétence et de l’intégrité, une conduite irréprochable.

Mais le type de citoyen capable de pousser notre société vers les changements et les ruptures nécessaires existe dans des proportions encore trop faibles pour enclencher une véritable dynamique de changement. Il existe certes des frémissements à travers l’émergence de mouvements de citoyens de plus en plus conscients de leur rôle et décidés à agir.

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** Cheikh Tidiane DIEYE est Docteur en Etudes du développement

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