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Lettre ouverte à monsieur le président Abdoulaye Wade

C’était il y a dix ans le plus grand naufrage de l’histoire de l’humanité, avec 1863 morts officiels et disparus officiels là où le Titanic a emporté 1500 victimes. Le drame du «Joola» n’est pas une fatalité, mais le signe d’une forme de gouvernance qui, deux ans seulement après l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir, préfigurait ce qu’allait être son son règne.

On dit qu’au crépuscule de sa vie, tout mortel voit défiler devant lui les actes les plus importants de sa vie. Aujourd’hui, au crépuscule de votre vie politique, je vous souhaite de voir défiler sous vos yeux, tous vos ‘grands’ travaux et chantiers achevés ou inachevés, mais aussi et surtout, en ce 26 septembre 2012, le lourd héritage émotionnel que vous nous avez légué avec le naufrage du «Joola», surnommé le « Titanic africain ».

Allez vous reposer, Maître. Mais pendant ce temps, prenez quelques instants pour penser à nous et nous écouter pour une fois. Mettez vous à notre place puisque douze-années durant, nous vous avons écouté nous parler de tout. Maintenant que, je l’espère, vous disposez de plus de temps pour méditer sur vos réussites et échecs, veuillez nous consacrer quelques minutes pour une première et peut être une dernière fois.

Votre courage et votre ténacité ont grandement contribué à faire de la démocratie sénégalaise ce qu’elle est aujourd’hui. Voila des acquis que nous ne pouvons vous nier. Monsieur le président, vous avez failli être un messie.

Je me souviens en effet, de ce temps où, votre photo était l’unique poster affiché dans de nombreuses maisons casamançaises (Ndlr : de la Casamance, région naturelle au Sud du Sénégal d’où est issu le plus grand nombre de victimes du naufrage du «Joola»). Vous étiez celui que nous attendions. Ce grand homme qui avait passé la nuit dans la salle de notre grand père, Feu Souleye Tchukkuli Bassène du village de Kamobeul, au cours d’une de ses campagnes. Ce même village se trouve dans le terroir d’origine de votre ancien compagnon de lutte, notre oncle le député Feu Marcel Bassène. L’auriez vous oublié?

Je me souviens, dans les années 1990, que de nombreux militants de votre parti, le Parti Démocratique Sénégalais (PDS) furent persécutés seulement parce qu’ils voulaient le changement. Je vous entends encore parler en 1998, après les événements du 5 mai pendant lesquels les forces de l’ordre ont semé le désordre, en se défoulant sur nous à balles réelles lors d’une manifestation à l’Université Gaston Berger de Saint Louis. Je vous entends encore dire alors : «La prochaine fois qu’on tirera sur les enfants, eh bien, c’est sur moi qu’il faudra tirer en premier ». Vous étiez alors un des premiers à vous rendre à l’hôpital de Saint Louis pour rendre visite aux étudiants blessés. Vous représentiez l’espoir de toute une jeunesse saine et de tout un peuple, qui ne demandait qu’un peu plus de justice dans le pays.

Je me souviens aussi qu’entre 1999 et 2000, j’achetais le journal Sopi (Ndlr : journal du PDS), chaque fois que je voyais votre photo à la une, contribuant sans doute à ma manière, lorsque ma maigre bourse d’étudiant me le permettait, à «financer» votre ascension au pouvoir. Je me souviens, quelquefois avec un sourire nostalgique, de mon jeune frère qui avait tout le temps la tête bien rasée en ‘boule à zéro’, comme pour ressembler à l’homme politique qu’il admirait le plus, vous, Monsieur le président. Il disparaitra plus tard, deux ans après votre élection, dans le naufrage du bateau «le Joola».

Maître, l’histoire retiendra aussi, que sous votre règne plusieurs étudiants et manifestants sont morts, victimes de ‘vos’ balles réelles, alors qu’au début de votre mandat l’usage des grenades lacrymogènes était interdit. Mais où était donc passé la ligne verte du palais, où les citoyens victimes de violences pouvaient rapporter les violations des Droits de l’homme?

L’histoire de l’Afrique retiendra donc que des jeunes qui se battaient pour maintenir certains acquis de la démocratie pour laquelle vous vous êtes battu pendant vingt six ans en tant qu’opposant, mais que vous avez combattue pendant vos douze ans au pouvoir, sont morts sous les balles et sous les roues de ‘vos’ camions ‘Dragons’.

Monsieur le président, le 15 avril 2012, l’Angleterre et le monde entier ont commémoré les cent ans du naufrage du Titanic, ce bateau qui a chaviré en 1912 faisant un peu plus de 1500 morts, mais d’où un peu plus de 700 passagers sont sortis vivants. Qu’allez vous faire ce 26 septembre, pour les 10 ans du « Titanic africain », qui a fait officiellement 1863 victimes et sans nul doute, plus de 2000 morts et seulement 64 rescapés? Dois-je oser penser que vous l’ayez complètement mis aux oubliettes? Certainement, puisque votre régime a classé le dossier sans suite deux ans après le naufrage. J’espère que votre successeur, le président Macky Sall, qui était venu vous représenter lors d’un des anniversaires, ne poursuivra pas votre projet négationniste, avant d’étouffer notre soif de justice pour toujours.

Maître, nous nous souviendrons que c’est dans la région de Ziguinchor, à Oussouye plus précisément, que vous aviez obtenu votre première victoire significative en tant qu’opposant au régime tant décrié du Parti Socialiste. Nous nous souviendrons que c’est là qu’ont poussé les premières racines du grand arbre de l’Alternance. Maître, au lieu d’être notre principal défenseur, vous êtes devenu notre bourreau le plus cruel, avec le naufrage du «Joola».

Nous nous souviendrons avec beaucoup de regret, monsieur le président, que vous et votre équipe, avez décidé de remettre le bateau «le Joola» en marche après plus d’un an d’arrêt, et avec un seul moteur opérationnel au lieu de deux. Nous nous souviendrons que vos ministres, qui avaient voyagé avec ce bateau lors de son inauguration à l’aller, ont préféré prendre l’avion pour retourner à Dakar quand ils se sont rendu compte que le bateau n’était pas en bon état. Nous nous souviendrons aussi, monsieur le président, que 2000 des nôtres ont été entassés comme des sardines et noyés dans ce bateau que vos ministres ont déserté avant de déclarer à tout le monde qu’il était très sûr.

Nous nous souviendrons, avec Almamy Mamadou Wane, que les secours sont arrivés le lendemain à 18 heures alors que le naufrage a eu lieu à 23 heures la veille et ‘l’information répercutée à minuit’. Monsieur le président, nous nous souviendrons aussi que le ministre de la Pêche de votre gouvernement de cette période, aurait reçu l’information sur le naufrage pendant la nuit, mais n’a pas agi. Qu’au petit matin, le chef d’Etat major des armées nous a refusé le seul avion disponible pour secourir les naufragés, préférant l’utiliser pour aller à une cérémonie d’installation d’un commandant à Saint Louis.

Monsieur le président, si le bateau n’était ‘pas fait pour la haute mer, mais pour les fleuves les lacs et les rivières’ comme vous le disiez après le naufrage, alors pourquoi le remettre en service après un an d’arrêt, et avec un seul moteur en marche ? L’Afrique et le monde entier se souviennent encore que le panafricaniste que vous êtes avait promis que ‘les coupables seraient punis’. Mais l’Afrique se souviendra pendant longtemps qu’au lieu d’être notre avocat, vous nous avez refusé le droit à la justice. Et en nous traitant ainsi, monsieur le président, vous avez institutionnalisé le ‘Maslaa’ (cachotteries) et le ‘Garawul’ (insouciance) que fustigeait votre ancien ministre de la Culture de l’époque.

Monsieur le président, nous nous souvenons encore que vous aviez combattu et dissous le ‘Collectif des familles des victimes’ qui demandait que justice soit faite, pour mettre en place cette ‘Association des familles des victimes’, qui à un moment donné demandait de l’argent aux familles des victimes qu’elle était censée défendre.

Monsieur le président, les générations futures sauront que nous vous avions confié nos vies, mais que vous aviez d’autres priorités. Nous leur dirons qu’au lieu d’acheter un nouveau moteur à 250 millions de francs CFA vous avez préféré construire une ‘Porte du Troisième Millénaire’ plus coûteuse, rénover votre avion présidentiel à 17 milliards comme l’a montré Abdou Latif Coulibaly, et que des années plus tard vous n’avez pas hésité à dépenser d’autres milliards de francs CFA pour construire votre ‘Monument de la renaissance’.

Pensiez-vous, pendant vos années au pouvoir, monsieur le président, que les 2000 noyés du bateau « le Joola» ne méritaient pas que justice soit faite ? Que dites-vous de tous ceux qui disent que vous êtes le premier responsable du naufrage pour avoir ordonné, en Conseil des ministres, que le bateau soit remis en circulation alors qu’il n’était pas en bon état ? Etes-vous en train de nous dire que tous ces enfants, ces parents, ces femmes enceintes, ces jeunes et vieux sont morts pour rien ? Etes-vous en train de dire que les cas comme ceux de ma sœur Marthe Raïssa Sagna, nos cousins et cousines germaines et tant d’autres victimes enterrées dans la précipitation ne vous préoccupent pas ? Que ceux de mon jeune frère Jean Jacques Sagna, votre admirateur, disparu en même temps que beaucoup d’autres victimes qui n’auront jamais de tombe ne vous émeuvent guère ? Bien sûr, vous ne les connaissez pas et par conséquent ils ne peuvent vous manquer. Vous n’êtes pas un de ces parents qui ont vu partir leurs espoirs, quelquefois leur seul et unique espoir. Pour vous ce sont sans doute les ‘autres’ de Frantz Fanon. Le calvaire de ces parents n’est pas le vôtre, et leur soif de justice ne sera donc jamais la vôtre. Vos enfants n’y sont pas restés.

Monsieur le président, peut être que vous nous considériez comme des animaux avec des cartes d’électeurs, seulement utiles pour vous élire en cas de difficultés électorales, ou peu être encore que pour vous nous sommes utiles pour apporter de l’argent en voyageant dans des bateaux surchargés. Mais Monsieur le président nous sommes des êtres humains et des citoyens sénégalais à part entière ! Nous méritons donc que justice soit faite sur cette hécatombe pour laquelle l’histoire vous retiendra sans doute comme le principal responsable.

Monsieur le président, je ne sais même pas comment, après nous avoir littéralement ‘abattus’, vous avez pu nous demander d’organiser une manifestation culturelle comme pour célébrer un acquis, au lieu d’un deuil national de 15 jours comme pour le président Senghor. On se souviendra de ces anniversaires politisés, où personne ne veut plus aller écouter Les discours démagogue de tous ces ministres que vous nous avez envoyés les dix dernières années. Nous espérons que président Macky Sall aura une autre démarche plus respectueuse et qu’il s’attellera enfin à punir les coupables de ce crime odieux. Sans quoi, il ne représentera pour nous qu’une continuité de la même politique d’animalisation des nôtres.

Monsieur le président, sachez qu’en nous refusant le renflouement du navire et le droit à un deuil plus digne, vous avez fini de faire de nous des épaves vivantes qui, au quotidien, portent un lourd fardeau d’émotions négatives où se retrouvent colère, haine et désire ardant de justice ou de vengeance.

Savez-vous ce que c’est que de haïr au point de sentir des douleurs physiques ? D’être secrètement déprimé et de s’afficher, presque toujours, avec un sourire qui ne fait que cacher un désire inavoué de vengeance nourri par une soif ardente de justice ? Pensez-vous à ces rescapés qui après 18 heures de solitude avant l’arrivée de vos ‘secours’ doivent maintenant vivre avec le film du naufrage dans leur tête ? Qu’en est-il de ces enfants, ces mères et pères, ces frères et sœurs, ces neveux et nièces, et ces amis dont l’âme a été noyée en même temps que les leurs dans ce naufrage le plus honteux de l’histoire de l’humanité ?

Mais où sont donc passés tous ces psychologues professionnels ou autoproclamés, qui étaient venus soutenir les rescapés et familles des victimes ? Était-ce une fantaisie contextuelle de votre régime pour montrer en son temps, que vous vous préoccupiez de nous ? Ou encore, est ce parce que les vrais psychologues, laissés à eux-mêmes dans cette galère, ont fini par être convaincus que sous votre régime, ils avaient tout intérêt à réorienter leurs efforts, pour avoir de quoi se mettre sous la dent ?

Que dire de ces orphelins, ces ‘pupilles victimes de la nation’ que votre régime a refusé de prendre en charge depuis leur tendre enfance comme vous l’aviez pourtant promis ? Savez vous ce qu’ils sont devenus ?

Monsieur le président, vos douze années au pouvoir furent des plus longues, et 2002 à 2012 fut la plus longue décennie de notre vie. Monsieur le président, allez vous reposer, mais souvenez-vous que nous ne vous oublierons jamais, vous et vos collaborateurs.

Avant que vous ne quittiez l’arène politique dont vous avez été un des principaux acteurs avant même ma naissance, je voulais vous écrire cette lettre. En cette année où le monde entier se souvient du Titanic, et en ce jour où nous commémorons les 10 ans du naufrage du bateau «le Joola», j’ai pensé partager avec vous, mes pensées du jour.

Monsieur le président, pour reprendre vos mots, vous avez toujours refusé de «marcher sur des cadavres pour accéder au palais présidentiel » préférant privilégier la transparence. Il est dommage qu’en en sortant, vous tourniez le dos à d’innombrables cadavres dont beaucoup sont enterrés dans des fosses communes, et d’autres disparus sans tombes.

J’espère que cette lettre vous parviendra tôt ou tard puisque je n’ai pas votre adresse. J’espère qu’elle vous trouvera en bonne santé et que vous pouvez, maintenant que vous n’êtes plus président au pouvoir, prendre le temps d’écouter une des millions de voix qui attendaient de vous un peu de justice et du respect pour nos proches, victimes de vos décisions. Aujourd’hui, pendant que vous fêtez votre «Prix du leadership africain» reçu le 23 Septembre 2012, nous continuons à souffrir des conséquences de votre leadership.

Maître, j’ajoute à cette lettre une liste des sources bibliographiques que j’ai consultées avant de vous écrire. J’y ai ajouté le livre publié sous la coordination du professeur Iba Der Thiam ‘Un procès d’intention à l’épreuve de la vérité’. J’avoue que le passage sur le naufrage du bateau «le Joola» n’est pas convainquant et qu’il ne fait rien d’autre que confirmer que la vérité a ‘été mise à l’épreuve’ dans cette affaire.

Je nourris aussi l’espoir de vous lire sur le naufrage du «Joola» et bien sûr, au sujet d’autres disparus tel Mamadou Diop, un voisin de palier de ma petite sœur qu’elle m’avait présenté en 2009 et qui a perdu la vie pendant les manifestations préélectorales (Ndlr : en février 2012).

En attendant de connaître la vérité sur cette affaire, je vous prie en toute honnêteté, monsieur le président, de bien vouloir prendre en considération l’expression de mes sentiments négatifs les plus distingués.

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS



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** Dr Serge Sagna est enseignant-chercheur en Linguistique, University of Surrey - La première version de cette lettre a été publiée en avril 2012 à l’occasion du centième anniversaire du Titanic (15 avril 2012).
Voir :
http://www.lasenegalaise.com/?lasenegalaise=infos&infos=societe&societe=210985 ou
http://www.thiesvision.com/Lettre-Ouverte-a-Monsieur-Le-President-Abdoulaye-Wade_a4382.html

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Références bibliographiques:
- Coulibaly Abdou Latif, Wade, un opposant au pouvoir. l’Alternance piégée?, Les Editions
Sentinelles, Dakar, 2003, 300 p.
- Diop Souleymane Jules, Wade: l’avocat et le diable, l’Harmattan, Paris, 2007, 228 p.
- Fanon Frantz, Les damnés de la terre, La Découverte/Poche, 1961 (2002), 331p.
- Thiam Iba Der, Un procès d’intention à l’épreuve de la vérité, l’Hemicycle, Paris, 2004, 281 p.
- Wane Almamy Mamadou, Le Sénégal entre deux naufrages? Le «Joola» et l’alternance,
l’Harmattan, Paris, 2003, 138 p.
http://www.kassoumay.com/index.html