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Pour que la stabilité devienne durable en Guinée Bissau, il importe de garantir un retour à l’ordre constitutionnel et la conduite à son terme de l’élection présidentielle dont le processus a été interrompu.

Le 12 avril 2012, la population de Guinée-Bissau et la communauté internationale ont été surprises par un nouveau coup d’Etat en Guinée-Bissau. Il y en a eu plusieurs depuis que le pays a acquis son indépendance en 1973. Bien que la Guinée-Bissau soit devenue coutumière de la violence et des évènements tragiques (coups d’Etat militaires en 1980, 1986 et en 2003, guerre civile en 1998/1999, assassinat d’un président et d’autres hauts fonctionnaires de l’Etat, y compris plusieurs chefs d’état-major des Forces armées), personne n’était préparé à cet évènement. Le 29 avril, quelques semaines plus tard, aurait dû avoir lieu le deuxième tour de scrutin de l’élection présidentielle. Carlos Gomes Júnior avec 48,9% des voix et Kumba Yalá s’étant détachés pour ce second tour.

Cet article cherche à identifier les raisons de l’instabilité politique qui caractérise la Guinée-Bissau. Parmi les diverses explications fournies, je cherche à distinguer entre celles avancées par les instigateurs du coup et celles avancés par les chercheurs en Guinée-Bissau. Parmi ces derniers, il y ceux qui affirment que les causes sont multiples, certaines étant profondément enracinées dans l’histoire. D’un point de vue holistique, voulant prendre en compte les causes profondes de l’agitation politique prévalant en Guinée-Bissau, cet article met en lumière deux possibilités d’explications pour le coup d’Etat. La première s’intéresse aux motivations immédiates, alors que la seconde fait référence à des causes structurelles plus anciennes. Bien que de nature, de fonction et d’amplitude différentes, ces facteurs qui expliquent le coup ne peuvent être compris séparément, étant des chaînons distincts d’un même ensemble.

En terme de cause immédiate, il est important de prendre en compte la détérioration des relations entre l’Exécutif (représenté par le Premier ministre Carlos Gomes Júnior, au pouvoir depuis 2008) et les militaires. Les rapports ont commencé à se détériorer avec l’arrivée d’une mission de stabilisation de troupes angolaises, connue sous le nom de MISSANG (Angolan Technical Military Mission). Mise sur pied lors du célèbre accord entre les gouvernements angolais et bissau-guinéen, elle visait la stabilisation, la paix et le soutien aux réformes dans les secteurs de la sécurité et de la défense. C’était suite à la tentative de coup d’Etat et des évènements du 1er avril 2010. La communauté internationale avait envisagé l’envoi d’une telle force qui trouve ses origines dans les efforts de la communauté internationale à l’égard de l’Etat de Guinée Bissau.

Bien que cette force ait été établie légalement, malgré les hésitations de certains dirigeants par rapport à l’adéquation, la justesse et l’opportunité de la décision, nombreux sont ceux qui ont dénoncé la mauvaise gestion de Carlos Gomes Júnior. En plus des allégations de mauvaise gestion de la MISSANG, ce dernier a commis (ou a permis à d’autres de commettre) des crimes (incluant des passages à tabac, la disparition de personnalités militaires et politique de premier plan, la mort du chef de l’armée Tagama Na Way et de l’ex-président Nino Vieira, le clientélisme rampant et le népotisme dans l’administration publique, etc.). De quoi alimenter le mécontentement de la classe militaires et de la classe politique, y compris des personnalités appartenant au même bord.

La détérioration des rapports entre le gouvernement et l’élite militaire a atteint son point le plus bas lorsque des membres de cette élite ont commencé à avoir du ressentiment quant à la présence de troupes étrangères dans le pays. Plus que la simple présence de ces troupes ou les allégations concernant la signature d’accords secrets entre le gouvernement de l’Angola et de la Guinée-Bissau (afin de renforcer la MISSANG avec des armes et des stratégies), la raison fondamentale de la dispute semble tenir au fait que la présence d’une telle force pourrait empêcher à priori, toute tentative de changement de l’ordre constitutionnel ou tout acte contraire au fonctionnement normal des institutions. Pour ajouter encore à la tension, les états majors de certains cercles politiques et militaires ont développé une paranoïa, processus mental grandement influencé par la peur et l’angoisse, avec pour conséquence pratique des efforts qui visent à empêcher Carlos Gomes Júnior d’accéder à la présidence. La même angoisse a conduit l’élite militaire à croire en une conspiration de la part du Premier ministre à son égard.

En plus des raisons mentionnées plus haut, la situation en Guinée Bissau s’est envenimée du fait des menées visant à instrumentaliser l’identité ethnique Balante [1], sans compter les intérêts égoïstes d’un groupe tenant des accusations absurdes et créant des situations irrationnelles. Les fermes déclarations du dirigeant du Parti pour la rénovation sociale et candidat au second tour de scrutin lors des élections présidentielles, n’ont pas fait que refléter une façon de penser. Elles révèlent aussi le désir de créer une coalition entre les élites politiques et militaires. Cette coalition s’est enfoncée dans des contradictions entre les raisons avancées par les meneurs du coup d’Etat dans les premiers jours qui l’ont suivi et les raisons évoquées des jours plus tard.

Au-delà des motivations immédiates précédemment décrites, il y a trois autres raisons qui peuvent expliquer le coup comme étant le point d’orgue d’une situation instable, avec la détérioration des conditions dans lesquels le pouvoir d’Etat est exercé. La première résulte de la mauvaise gestion de la transition entre la lutte nationale pour la libération et la construction d’un Etat moderne. Les politiques et les mesures mises en pratique par le nouveau pouvoir (incarné depuis 1973 dans le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap Vert, PAIGC) n’étaient pas susceptibles de garantir une séparation claire entre les activités civiles et militaires ou de permettre la transformation d’un contingent militaire issu de la lutte pour la libération nationale en une véritable force armée républicaine. En même temps, pendant de nombreuses années, la vie politique et la gestion des services publics étaient dominées par le paradigme du parti unique.

Parti unique, le PAIGC était composé d’éléments qui, autrefois, avaient appartenu à l’aile militaire de la lutte pour la libération (Forces armées révolutionnaires du peuple). Après la libération, le parti a continué à être vu comme une sorte de fils aîné avec une liberté d’action limitée à agir. De leur côté, les forces armées étaient plus engagées à l’égard d’une idéologie et des intérêts du parti unique qu’à l’égard des normes et des règles qui devraient gouverner des forces armées républicaines appelées à défendre en priorité les intérêts du peuple de Guinée-Bissau. Ceci a conduit à des relations quelque peu incestueuses entre les élites politiques et militaires, une tendance qui s’est encore renforcée durant le mandat de Nino Vieira. Au fur et à mesure, ceci est devenu une pierre angulaire dans les relations entre les dirigeants civils et militaires.

Certains analystes se sont concentrés plus spécifiquement sur l’effondrement de l’ordre hiérarchique et les perturbations politiques qui ont suivi le coup d’Etat militaire en 1980. Cet héritage empoisonné n’est certainement pas étranger à la situation politico-militaire qui a conduit coup d’Etat d’avril 2012. Qui ne se souvient d’une plaisanterie concernant des images récentes d’éléments des forces armées portant un contingent de policiers supposés assurer l’ordre public, au cours d’une manifestation devant le quartier général de la Commission électoral Nationale ? En fait, la forte présence du parti au pouvoir a réduit l’espace qui pourrait être occupé par la société civile (dont le rôle aurait pu être de servir de contrepoids aux excès du parti unique devenu hégémonique)

La deuxième raison structurelle concerne la mauvaise gestion des crises et conflits (violents ou non) qui se sont périodiquement développés sur la scène politique, impliquant d’une part des politiciens proprement dits en face de politiciens liés aux militaires. Des crises cycliques à l’intérieur du PAIGC ont fini par miner les fondements du leadership au plus fort des défis auxquels la Guinée-Bissau a dû faire face.

Il serait fastidieux d’énumérer toutes les crises et conflits que le pays a traversés au cours de la décennie écoulée, mais nous citerons un exemple qui illustre la dimension des excès afin de mettre en lumière les éléments du dernier coup d’Etat. Le 1er avril, il y a eu une tentative de putsch. Celle-ci a échoué suite à l’intervention du président de la République et de la communauté internationale, empêchant la destitution du Premier ministre. La raison fondamentale de la crise résidait dans la volonté de destitution du chef de l’Etat, le commandant Zamora Induta (par le vice chef d’état-major, António Indjai), sous prétexte que le premier agissait de façon "déviante" et "répréhensible".

Que ces allégations soient fondées ou non, il convient de se demander comment il peut être permissible pour une armée républicaine, dans un Etat de droit guidé par le fonctionnement régulier d’institutions et dans lequel le pouvoir militaire est subordonné au pouvoir civil, de destituer son supérieur sous un tel prétexte. A cette occasion, les troupes dirigées par António Indjai ont aussi pris en otage et humilié le Premier ministre Carlos Gomes Júnior. Feu le président Malam Bacai Sanha, contre toute attente et bien qu’au pouvoir pour quelques mois seulement (juin 2010), a nommé chef d’état-major des forces armées de Guinée ce même António Indjai

Cet acte a constitué un dangereux et irréparable précédent : au cœur même des forces armées, le respect scrupuleux de la hiérarchie a été abandonné, remettant en cause la reconnaissance de la subordination du pouvoir militaire au politique. De tels actes servent certainement à expliquer le comportement des soldats qui pervertissent non seulement la hiérarchie militaire mais minent aussi l’autorité de la loi.

Une troisième explication pour ce coup d’Etat touche à la dégénérescence de l’appareil d‘Etat et de l’Etat. Il est de notoriété publique que l’embryon d’Etat moderne formé dans les cinq années qui ont suivi l’indépendance, a souffert de faiblesse sans précédent au cours des vingt dernières années, particulièrement sous le règne de Kumba Yalá (1990-1993). La situation actuelle de la Guinée-Bissau ressemble à celle d’un pays dans lequel ni la loi ni la hiérarchie n’est respectée, une combinaison qui ressemble fort à un Etat en déliquescence. Le narcotrafic n’a rien fait de plus qu’aggraver cette dégénérescence, amenant certains analystes à qualifier la Guinée-Bissau de pays de la drogue. Cet état des choses est encore accentué par le fait que l’armée est hautement ethnicisée (avec une majorité de Balantes) et infiltrée à ses origines par l’idéologie du parti unique. Raison pour laquelle de nombreuses voix s’élèvent pour demander le rétablissement de l’Etat guinéen sur la base du renforcement de l’unité nationale, la réinvention du système politique et l’établissement d’un système judiciaire fonctionnel et indépendant.

Que ce coup d’Etat se soit produit alors que le pays se préparait à aller au second tour l’élection présidentielle est, pour le moins, une fâcheuse coïncidence. Mais d’emblée il était évident que le processus électoral serait perturbé. Puis, comme l’ont suggéré certains analystes, il y a une relation entre les contestations formulées par certains candidats à la présidentielle et l’éclatement de la crise. Surtout si l’on sait qu’elle a abouti au refus de permettre à Kumba Yalá de participer au second tour de scrutin et à des menaces proférées contre la paix et la stabilité politique.

Pour que le pays retrouve le chemin de la stabilité, la sortie de crise doit inclure un retour à l’ordre constitutionnel. Et cela signifie la libération du président intérimaire Raimundo Pereira et du Premier ministre Carlos Gomes Júnior. Le pays doit pouvoir mener à son terme le deuxième tour de scrutin. Tout doit être fait au plan national et international afin de ramener les militaires à la raison. Le processus de construction d’une paix durable, de la démocratie et de l’autorité de la loi est incompatible avec des compromis impliquant ceux qui veulent usurper le pouvoir par un coup d’Etat. Il est essentiel que la communauté internationale ne tourne pas le dos à la Guinée-Bissau. Nous devons voir le dernier putsch comme une occasion qui garantisse le retour de la Guinée-Bissau à la stabilité et à une paix civile durable.

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** Carlos Cardoso est chargé de programme au Codesria. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger après avoir été traduit du portugais par Megan Eardley

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NOTES

[1] Balante signifie littéralement "ceux qui résistent". Un groupe ethnique qu’on retrouve en Guinée-Bissau, au Sénégal et en Gambie. Ils représentent le groupe ethnique le plus important de la Guinée-Bissau, soit le quart de la population. En dépit de leur nombre, ils sont demeurés en dehors de l’Etat colonial et post-colonial en raison de leur organisation sociale. Les Balantes peuvent être divisés ensous-groupes dont les Balanta Kentohe, les Balanta Ganja, les Balanta Brassa. Ces derniers sont les plus importants.