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Une nouvelle théorie se construit ainsi dans les cercles proches du président Macky Sall, pour la consolidation des positions de pouvoir par la négation des autres. Ainsi, l’élan apporté par la société civile dans le processus de changement politique que connaît le Sénégal commence à être dévalorisé et même nié.

Certains diront que le mot que j’ai choisi est inapproprié. Mais je n’ai pas trouvé mieux pour décrire la réalité que je souhaite mettre en débat. Lorsqu’on se propose d’analyser le mode de fonctionnement (dysfonctionnement serait d’ailleurs plus pertinent) du système politique que notre société a créé, on ne peut manquer d’être frappé par sa grande capacité à se reproduire quasiment à l’identique. Les acteurs politiques se succèdent, assimilent et reproduisent les logiques, le langage, les codes et usages, les petits calculs, les renoncements, et bien d’autres pratiques et comportements qui peuplent l’espace politique sénégalais.

Cette formidable capacité des élites sénégalaises, qu’elles soient politiques, intellectuelles, religieuses ou coutumières, à se laisser mouler dans cette sorte de culture politico-sociale et administrative, faite d’une symbiose inachevée entre des normes et valeurs traditionnelles, des normes occidentales importées ainsi que des normes religieuses travesties, semblent être l’un des principaux facteurs de blocage de notre société.

S’il est vrai que le renouvellement est la marque principale du progrès dans les sociétés humaines, il est tout aussi vrai qu’il n’y a pas de renouvellement sans ruptures, quelques fois douloureuses, avec un ordre social et politique dépassé. Or ces ruptures semblent être un défi insurmontable pour nous. L’un des arguments souvent avancés par les élites pour justifier leur entrée en politique, c’est de dire qu’il faut renter dans le « système » pour le changer de l’intérieur ». Une telle volonté est absolument louable. Mais le problème c’est que de l’indépendance à nos jours, aucun acteur ou groupe d’acteurs n’a réussi à la traduire en acte. Le « système », comme ils l’appellent, à toujours réussi à corrompre les volontés les plus tenaces et à transformer nombre d’acteurs en les noyant dans la culture politique ambiante. Cette culture du nivellement par le bas, ayant comme piliers le clientélisme, la corruption, l’impunité, le népotisme, le culte du paraitre, l’accaparement, l’irrationnel, le mystique et le mythique, entre autres….

Certains acteurs ont pourtant une trajectoire personnelle respectueuse qui pourrait les prémunir de certaines faiblesses. Mais on a comme l’impression qu’ils finissent tout de même par sombrer dans cette métamorphose collective. J’ai été particulièrement frappé ces derniers jours par des positions, pour le moins déroutantes, de deux personnalités de la vie publique à propos du rôle des mouvements sociaux dans l’espace de la gouvernance publique et du statut des recommandations des assises nationales.

Il y a quelques semaines, le ministre de la bonne gouvernance (Ndlr : Abdou Latif Coulibaly), pour qui j’ai un grand respect, a rendu officielle son adhésion à l’APR (Ndlr : Alliance pour la République, parti au pouvoir). Il n’y a rien de plus normal. Et je souhaite que son engagement lui procure tous les bienfaits qu’il en attend, pour lui-même et pour le Sénégal. Si j’évoque son cas en guise d’exemple, c’est parce que j’estime que son investissement politique non partisan pendant plusieurs décennies lui a forgé une personnalité politique qui devrait le soustraire aux logiques partisanes primaires, à la subjectivité du client et du parti-pris.

Monsieur le ministre nous informe que les conclusions des Assises nationales ne sont pas la loi. Et comment ! Je n’ai jamais entendu quelqu’un dire le contraire. La seule prétention des Assises nationales, c’est de fournir aux décideurs comme aux citoyens un gisement d’idées, de principes et de lignes d’actions ayant fait l’objet d’une construction théorique et pratique sans précédent dans l’histoire du Sénégal et qui peuvent permettre de bâtir un avenir digne de nos rêves. Je ne crois pas qu’une telle sortie soit productive pour lui et pour le président qu’il sert. Je n’ai pas non plus la prétention de donner une leçon de communication à un spécialiste de sa dimension, mais une approche plus positive aurait mieux servi le président et lui aurait aussi épargné bien des commentaires. A sa place j’aurais dit à peu près ceci : «Les Assises nationales sont un ouvrage collectif porté par une large partie du peuple sénégalais. Elles ont produit des recommandations pertinentes et utiles. Le président Macky Sall, qui a signé la Charte, s’est engagé à mettre en œuvre les conclusions et recommandations qui peuvent renforcer le programme de gouvernement, l’ambition et à la vision qu’il a pour le Sénégal. Une Commission dirigée par le Pr Amadou Moctar Mbow réfléchit sur les réformes institutionnelles qui seront appliquées sous la conduite du président.»

Le ministre dit en outre que Y en a Marre (ou le M23) n’ont pas contribué plus que d’autres acteurs au départ de Wade. Une belle évidence ! Et Y en a Marre n’a jamais revendiqué un tel statut. Ces propos du néo-militant ne servent pas le ministre de la République. Car le ministre de la bonne gouvernance devrait plutôt renforcer, plutôt qu’affaiblir, des mouvements comme le M23, Y en a Marre, les associations citoyennes, les partis au pouvoir et dans l’opposition, entre autres, pour favoriser les dynamiques et interactions nécessaires à la construction des systèmes de gouvernance et d’intégrité. Mais j’ai l’impression qu’il a déjà «par-coeurisé» le vocabulaire des partis qui se résume le plus souvent à un binôme : attaquer et défendre. Ce que je trouve dommage, car il a les moyens de rafraichir et renouveler ce vocabulaire avec des notions comme expliquer : informer, écouter, partager, etc.

J’ai aussi entendu un professeur d’université, «néo-apériste», s’exprimer dans une émission sur le rôle des associations et mouvements sociaux dans la consolidation de la démocratie et de la gouvernance. Je dois avouer que le professeur a quand même pris la précaution de mettre en avant son rôle de militant partisan plutôt que son statut de professeur des universités. Mais dire tout de même que les associations, organisations et mouvements citoyens, qu’il caractérise avec un brin d’ironie, voire de mépris, n’ont pas de fonction dans le processus de construction de l’Etat et de la République, est une bien grosse « trouvaille intellectuelle » que seule sa science est capable d’enfanter.

D’après le professeur, lorsque son camarade Macky Sall aura fini de restaurer l’Etat, ce que je souhaite ardemment du reste, tous les mouvements et associations citoyens de veille et d’alerte devraient disparaitre puisque l’Etat seul a vocation à veiller sur la société. J’espère seulement que le président ne prêtera aucune attention à ce genre d’idée d’une dangerosité inouïe. Je voudrais dire au professeur que l’Etat est un construit social, et sa construction est processus sans fin. L’Etat achevé n’existera jamais. Nulle part. Aussi longtemps qu’il sera incarné par des hommes, les nations auront toujours besoin d’autres hommes pour les contrôler.

On ne peut pas réécrire l’histoire. Ceux qui se sont mobilisés pour le départ de Wade ont aussi rendu possible l’élection de Macky Sall. Nul n’a eu plus de mérite qu’un autre car chacun a eu la dignité de ses convictions et de son engagement dans le combat. Les leaders qui étaient sur le podium de la place de l’obélisque, le micro à la main, n’ont pas plus de mérite que les milliers de citoyens, jeunes et vieux anonymes, qui venaient à cette place juste parce qu’ils souhaitaient pouvoir dire un jour «j’y étais ». J’ai écris dans une note précédente qu’aucun parti ou coalition de partis, mouvement ou association, etc., n’aurait pu, seul, relier les volontés individuelles et collectives les unes aux autres pour en faire le moteur de notre sursaut. Je le réaffirme.

Si le candidat Macky Sall avait senti le besoin d’aller aux Parcelles assainies rencontrer Yen a marre, c’est parce qu’il avait une bonne raison. Dire donc qu’on aurait pu se passer et qu’on peut toujours se passer des mouvements citoyens en croyant faire plaisir au président, c’est en vérité lui causer un grand tort. Si le candidat Macky avait aussi donné la primeur de l’annonce de la réduction « volontaire » de son mandat de 7 à 5 ans à une assemblée générale du M23 dans un hôtel de Dakar, après l’avoir annoncé quelques minutes plus tôt à un groupe de représentants du mouvement, ce n’est pas pour rien non plus.

Les citoyens organisés, informés et engagés à défendre les intérêts des individus et des communautés sont à la République ce que l’eau est à la vie. L’Etat totalitaire que tente de ramener le professeur est une formule de l’histoire. C’est une des nombreuses facettes du despotisme que ni Senghor, ni Diouf, encore moins Wade n’ont réussi à imposer au peuple sénégalais. C’est vous dire !

La gouvernance moderne est nécessairement ouverte, inclusive et participative. Dire le contraire, c’est nager à contre-courant de l’histoire. Dans l’Amérique de Barack Obama, comme dans la France d’Hollande ou ailleurs dans les démocraties «avancées», il ne viendrait à l’esprit d’aucun citoyen de tenir de tels propos. L’une des particularités de notre pays, c’est que ceux qui doivent tirer la société vers le meilleur, ne peuvent pas en générale le faire, faute de pouvoir s’élever et s’échapper des contingences et intérêts individuels et communautaristes.

Rares sont les acteurs qui s’engagent en politique sur la base d’un projet politique construit par le bas avec un objectif de transformation de l’ensemble de la communauté nationale. Dans notre logique toute sénégalaise, on essaye d’abord d’accéder à une position de pouvoir, par tous les subterfuges possibles, pour accéder à des privilèges et mettre la main sur des ressources publiques. Une fois cette ambition réalisée, on se constitue une clientèle politique ; des militants-clients d’autant plus facile à conquérir d’ailleurs que le pouvoir les attirera comme le miel attire les mouches. C’est ce qu’on appelle l’attractivité de la position de pouvoir.

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** Cheikh Tidiane Dièye est Docteur en Etudes du Développement



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