Version imprimableEnvoyer par courrielversion PDF

Sur quatre questions cruciales de l’heure, l’économiste Chérif Salif Sy donne son point de vue. Sur les politiques de privatisation actuelles, il appelle les Etats africains à ne pas oublier les dynamiques nationales et à tirer leçons des erreurs du Brésil en la matière. Par rapport à la pauvreté, il appelle à réfléchir sur les politiques de développement qui sont sources de déséquilibres, pour aller vers des stratégies de « réallocations démocratiques des ressources ». Face à l’inefficacité de l’aide, il recommande de «mettre l’accent sur nos ressources internes et la fiscalité».

Le secteur privé local dans les politiques de privatisation

En prenant la décision de privatiser ou de créer les entreprises industrielles avec le concours de leurs partenaires étrangers, les gouvernements africains devraient toujours avoir à l’esprit l’implication dynamique des nationaux dans leur capital. C’est dans leur intérêt. Prenons le cas du Brésil. Après avoir accueilli sur son territoire par des actions de privatisation à coups de milliards de dollars US, ce pays, sans raison autre que la panique des investisseurs devant les «marchés émergeants», a perdu en un mois 25 milliards de dollars, c'est-à-dire plus que ne lui avait apporté la plus importante opération de privatisation dans l'histoire de l'Amérique latine. Et quand les capitaux se replient, comme nous le savons, on les retrouve dans les pays occidentaux et pas ailleurs.

Le pays a tenu le coup à cause des efforts importants en faveur de l'intégration nationale et la densification du tissu industriel et pas seulement en recherchant coûte que coûte l'arrimage à l’espace économique mondial. Parmi les mécanismes mis en place pour faire face aux chocs extérieurs provoqués par l’investissement direct étranger, on peut citer : l’obligation du partenaire stratégique de se lier à une université ou à un institut de recherche, l’accès à la base de données du partenaire stratégique, la mobilité des personnels à travers des missions de terrain dans les pays respectifs … Les Asiatiques procèdent de la façon.

Le Brésil avait compris que la science et la technologie sont aujourd’hui la ressource centrale, facteur de marginalisation ou d’avancée d’un pays. C’est pour cette raison que son industrie de fabrication de produits intermédiaires dans les nouvelles technologies est parmi les premières au monde. Il devance les États-Unis.

Sur un autre plan, il apparaît aujourd'hui, qu’avec la crise que le monde vit, les dogmes néolibéraux ne sauraient plus être considérés comme des impératifs naturels de la société. Des Etats-Unis à la Chine, de la Pologne au Burkina, des socialistes aux libéraux, on fait remarquer qu'emprunter un itinéraire, ayant conduit à la transformation du rapport de forces qui avait légitimé son adoption ne donne pas invariablement les mêmes résultats partout. Il faut préciser, au demeurant, que tous les pays développés l’ont été à l’abri de fortes barrières protectionnistes. Leurs gouvernements sont arrivés également à faire évoluer, positivement et favorablement, leurs forces sociales et politiques, leurs institutions ainsi que les mentalités de leurs populations.

Je suis très favorable à une économie qui associe profondément le secteur privé national et qu’il soit consulté sur toutes les options de développement car la conjoncture n’autorise plus que « nationalisme et patriotisme économique » consistent seulement à ôter d'entre les mains du capitaliste privé étranger un instrument de production pour en faire un instrument national, c'est-à-dire, en pratique, un instrument de l'État. Loin de moi l’idée d’un secteur privé national assurant seul les transformations économique et sociale nécessaires.

Eradication de la pauvreté

La pauvreté a des causes domestiques évidentes mais on ne peut l’appréhender sérieusement en dehors du blocage de l'évolution de l'Afrique (esclavage, travail forcé, colonisation, néocolonialisme, récupération des élites africaines et surtout les programmes d’ajustement structurel)...

Les programmes d’ajustement structurel, malgré quelques résultats macroéconomiques, parce qu’ils préconisaient le renoncement aux objectifs sociaux, ont été désastreux pour l’Afrique au point qu’à un moment la Banque Mondiale et le FMI ont parlé de mise en place de filets de sécurité pour les pauvres afin qu’ils ne deviennent pas plus pauvres. Cependant, on ne parle jamais de la paupérisation des classes moyennes. Combien d’instituteurs, de cadres moyens, d’assistantes de directions peuvent s’abonner régulièrement à Internet ou simplement à un quotidien ?

Que faire alors ?

Le type de développement économique qui a lieu dans beaucoup de pays africains est subordonné à des intérêts extérieurs à ces pays. On ne peut pas le contester. Cela n'entraîne pas nécessairement l'arrêt du développement et encore moins le recul général de leurs forces productives. Mais cela entraîne un type de développement qui aboutit à l'hypertrophie de quelques secteurs dominés par les intérêts d’entreprises étrangères dominantes. Cela met en péril beaucoup d’autres secteurs, avec un risque de stagnation, de recul ou tout simplement la disparition de ces secteurs.

En matière d’économie du développement, on considère qu’il y a trois conditions du progrès économique et social : l’indépendance politique, le progrès économique et social et les transformations sociales. L’accession à l’indépendance économique et sociale ne signifie pas l’expropriation du grand capital étranger. Elle signifie une modification profonde des rapports monétaires, financiers et commerciaux, qui lient chaque pays à tel ou tel grand pays développé ou grand groupe international. Les transformations sociales devant mener au progrès doivent aboutir à la liquidation des classes parasitaires liées aux multinationales étrangères et à l’État dans le cadre de politiques réactionnaires fondées sur le clientélisme et la corruption.

Il faut donc aller vers des réformes structurelles qui débouchent sur une politique de réallocations démocratiques des ressources, naturelles, financières, monétaires, et surtout, mettre en œuvre toutes les conditions susceptibles de restaurer les capacités autonomes des populations, surtout dans le monde rural. En somme une sorte de révolution démocratique dans tous les pays africains. Le développement implique que les populations soient réintroduites dans une économie d’échanges intérieurs. Pour ce faire, il faut donc redéfinir les besoins à satisfaire, recomposer le marché intérieur de sorte que les populations (notamment rurales) deviennent des consommateurs. Il faut surtout réintroduire le débat sur l’industrialisation. L’Afrique n’a pas d’avenir sans industrialisation et ne peut pas passer son temps à faire tourner les usines chez les autres sans en créer suffisamment. Mais industrialiser, c’est savoir d’abord où se situe le pouvoir économique.

J’ajoute une quatrième condition : au plan institutionnel, la réforme de l’État et des institutions de sorte qu'il existe une égalité de traitement qui s'appuie sur des valeurs républicaines. Elle est garantie par la mise en œuvre de précautions institutionnelles qui assurent « l'absence de liens affectifs entre administrateurs et administrés, grâce à la distance et l'anonymat, condition de l'émergence d'une éthique relationnelle caractéristique des sociétés préindustrielles ».

L’aide publique au développement

Une chose est sûre, les pays sous-développés ont toujours accepté l’aide publique extérieure et continuent de la réclamer depuis sa première formulation à la première conférence de la CNUCED, en 1964. Le débat sur sa nécessité, sa neutralité, son efficacité est encore en cours. Je pense que le lancement des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) après la décennie du développement des années 1990 est la preuve de l’inefficacité de l’aide. On n’y parle plus de filets de sécurité comme au moment des programmes d’ajustement structurel, mais surtout de « réduire de moitié l’extrême pauvreté ». C’est sans commentaire.

Maintenant, dans le débat actuel (lire le texte de Jean Michel Severino, siècle, Critique international n°10 - janvier 2001) le discours dominant parle d’une nouvelle APD (aide publique au développement) technique en faveur des marchés pour la protection des « biens publics mondiaux ». La question est de savoir à ce moment si une aide publique au développement peut-être « apolitique ». Ma réponse est non.

En tout état de cause, je pense qu’il nous faut, de plus en plus, mettre l’accent sur nos ressources internes et la fiscalité. Voyez par exemple, sur les quinze dernières années, les transferts des émigrés africains ont été multipliés par six alors que l’aide publique au développement n’a pas varié. Regardons donc vers l’Afrique et nous verrons qu’il existe plusieurs raisons d’espérer. En matière de croissance économique, nous n’avons pas de leçons à apprendre du monde occidental. Entre 1991 et 2009 en tenant compte de l’impact de la crise financière de 2008, l’Afrique, avec une moyenne de croissance économique de 5,09 %, est largement au-dessus de la moyenne mondiale pour la même période, qui est de 3,35 % contre 1,65 % pour les pays industrialisés.

* Dr Chérif Salif Sy est le secrétaire général de l’Association Eénégalaise des Economistes (ASE), Directeur Général du Cabinet C2S/International Consulting services (ce texte est partie d’une interview accordée au journal Le social du 24 décembre 2009)
Email : [email][email protected]

* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur