Version imprimableEnvoyer par courrielversion PDF

En avril 2008, le monde commémore pour la quatorzième fois le génocide des Tutsi du Rwanda. Les victimes de ce génocide sont estimées à plus d’un million de personnes. Mais comme l’a dit à juste titre la Chambre d’appel du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), on ne connaîtra peut-être jamais le nombre exact de ces victimes. Parlant de la campagne visant à détruire les Tutsis en 1994, la Chambre d’appel a déclaré : «Cette campagne a été couronnée de succès dans une mesure épouvantable : on ne connaîtra peut-être jamais le nombre exact des victimes, mais l’immense majorité des membres du groupe tutsi ont été tués et de nombreux autres ont été violés ou ont de toute autre manière subi des atteintes à leur intégrité physique ou mentale» (1).

Cette commémoration coïncide également avec la fermeture du TPIR. Cette juridiction pénale internationale ad hoc qui a été créée par la Résolution 955 (1994) du Conseil de sécurité du 8 novembre 1994 doit terminer les procès devant les Chambres de première instance au cours de cette année 2008 et terminer les procès en appel en 2010. Ce Tribunal ferme à un moment où tous les observateurs, y compris ses détracteurs, reconnaissent que cette juridiction a atteint sa vitesse de croisière, une vitesse qu’elle a prise principalement en 2003.

Aujourd’hui 28 accusés ont été définitivement condamnés, 27 dossiers sont pendants devant la Chambre de première instance et un dossier est pendant devant la Chambre d’appel. Cinq personnes ont été acquittées. Deux affaires ont été transmises devant une juridiction nationale. Il s’agit des dossiers de l’abbé Wenceslas Munyeshyaka et de l’ancien préfet de Gikongoro Laurent Bucyibaruta. Le Procureur a demandé également à la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour le Rwanda d’autoriser le renvoi de certains dossiers au Rwanda en vertu de l’article 11 bis du Règlement de procédure et de preuve (2).

Si même tous les bourreaux n’ont pas été appréhendés et jugés, l’héritage du TPIR sera immense. Certains observateurs ont toujours tendance à voir dans le bilan du TPIR un bilan de chiffres, c’est-à-dire le nombre de personnes jugées et le coût financier. Il nous semble important de reconnaître l’importance de son héritage à l’humanité. L’un des acquis du TPIR est la reconnaissance du génocide des Tutsis. Les jugements rendus par les différentes Chambres de première instance et la Chambre d’appel du TPIR confirment qu’un génocide s’est produit au Rwanda. La décision déjà citée de la Chambre d’appel du TPIR ne dit-t-elle pas clairement : «Le génocide rwandais est un fait qui s’inscrit dans l’histoire du monde, un fait aussi certain que n’importe quel autre. C’est un exemple classique de « faits de notoriété publique » (3).

Ce constat judiciaire dressé par la Chambre d’appel dans sa décision du 16 juin 2006, est une arme efficace contre tous les négationnistes et révisionnistes. La jurisprudence du Tribunal a également contribué au développement du droit international humanitaire. Saluant la coopération entre le Gouvernement rwandais et le Tribunal pénal international pour le Rwanda, Ban Ki-Moun, Secrétaire général des Nations Unies, a déclaré, lors de sa visite au Rwanda : «La coopération fructueuse entre votre pays et le TPIR a non seulement permis de stimuler la réconciliation nationale ; elle a également joué un rôle capital dans le développement de la jurisprudence en droit pénal international» (4) . L’héritage du TPIR est une preuve de la lutte commune contre l’impunité, a souligné le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon.

Le 7 avril 2008, nos pensées iront aux victimes du génocide, aux rescapés, mais également à tous ces hommes et femmes de différentes nationalités, de différentes cultures juridiques qui ont été les pionniers de ce travail accompli par le TPIR. Ils n’étaient pas à Nuremberg en 1945, ils n’étaient pas à Tokyo en 1945, mais ils étaient à Arusha. Ils ont mis leur pierre à cet édifice de la justice, un des piliers de la réconciliation. Cette commémoration devrait être aussi une occasion de penser aux justes, ces hommes et femmes qui, au risque de perdre leurs vies, ont sauvé les vies des Tutsis menacés de mort.

Lors de la célébration de la journée mondiale des femmes au TPIR, son Procureur, Monsieur Hassan B. Jallow, a souligné le rôle d’héroïnes Rwandaises comme Zula Karuhimbi qui ont sauvé leurs compatriotes tutsis pendant le génocide.

Mes pensées vont aujourd’hui particulièrement à un homme qui a perdu sa vie au Rwanda pendant le génocide. Il s’agit du capitaine sénégalais Diagne Mbaye. Il était casque bleu de la Mission des Nations Unies au Rwanda (MINUAR) et il est tombé sous une bombe. Il était dans la fleur de l’âge, cette période de la vie où on aime bien vivre, où l’on fait des projets, où on réalise ses plus beaux rêves de jeunesse. Il était jeune et beau mais il était surtout courageux et tellement généreux qu’il a perdu sa vie au Rwanda, loin de son Sénégal natal.

Je ne connais pas les circonstances exactes de sa mort. J’ai fait sa connaissance le 10 avril 1994 à l’Hôtel des Milles Collines, où mon épouse et moi venions de trouver refuge. Cet homme fut notre ange gardien durant notre séjour à l’Hôtel des Milles Collines, du 10 avril au 28 mai 1994. Durant les deux mois que nous avons passé à cet hôtel, le capitaine Diagne Mbaye partait chaque jour dans Kigali secourir des personnes menacées de mort. Chaque jour, il ramenait à l’hôtel des familles entières qu’il avait sauvées de la mort.

Après le génocide, plusieurs rescapés nous parlèrent des actes de courage du capitaine Mbaye. Beaucoup de rescapés gardent un mauvais souvenir de la MINUAR. Elle leur rappelle l’abandon, une sorte de trahison envers ceux qui avaient cru dans les Accords d’Arusha et ceux qui avaient vu en cette force la gardienne de la paix. Mais, il y a eu au sein de cette institution des hommes qui, au risque de leur vie, ont sauvé quelques vies. Il y a eu le commandant en chef de cette force qui, démuni de forces et de moyens, est resté avec une poignée d’hommes et a été un témoin de ces tragiques moments de l’histoire nationale et de l’humanité. Le génocide l’a marqué pour le reste de sa vie (5).

Le courage du capitaine Diagne Mbaye et le don de sa vie au Rwanda en plein génocide nous réconcilient avec le continent-mère. Pendant trois mois, le monde, l’Afrique ont assisté au génocide sans rien faire alors que des images macabres défilaient sur les écrans des télévisions partout dans le monde. Mais au Rwanda, quelques femmes et hommes d’honneur ont fait ce qu’ils ont pu.

Si aujourd’hui les jeunes générations doivent apprendre l’histoire de l’holocauste, du génocide arménien, du génocide commis par les khmers rouges et le génocide des Tutsis au Rwanda, il est important qu’ils apprennent aussi l’histoire du courage des hommes comme le capitaine Diagne Mbaye car les hommes comme lui nous rappellent que nous appartenons tous à une même famille : l’humanité. Dans des périodes horribles comme les guerres, les génocides, ces hommes de courage sauvent notre humanité, notre « ubuntu » (6).

En ce mois de douloureux souvenirs, mes pensées vont au capitaine Mbaye mort loin de sa mère patrie, loin des siens et à tous ceux de ses camarades qui sont restés des hommes d’honneur. Quelque part au Rwanda, quelque part dans le monde, chaque fois que la communauté internationale commémore le génocide des Tutsis et le massacres des Hutus qui se sont opposés à l’idéologie du génocide, des hommes et des femmes pensent au capitaine Diagne Mbaye et à ce que sa mémoire représente, à savoir le courage, le sens du devoir, le sens de l’honneur et le don de soi.

1) Le Procureur c./ Edouard Karemera, Décision faisant suite à l’appel interlocutoire interjeté par le Procureur de la décision relative au constat judiciaire, 16 juin 2006, paras. 20 et 21.

2) L’Article 11 bis du Règlement de procédure et de preuve du TPIR permet à la Chambre de première instance de renvoyer une affaire, après confirmation de l’acte d’accusation, aux autorités d’un Etat. Il s’agit de l’Etat sur le territoire duquel le crime a été commis ; dans lequel l’accusé a été arrêté, ou ayant compétence et étant disposé et tout à fait prêt à accepter une telle affaire, afin qu’elles saisissent sans délai la juridiction appropriée pour en juger. En vertu du même article, lorsqu’elle examine s’il convient de renvoyer l’affaire, la Chambre de première instance doit être convaincue que l’accusé recevra un procès équitable devant les juridictions de l’Etat concerne, et qu’il ne sera pas condamne a la peine capitale ni exécute.

* François-Xavier Nsanzuwera est Conseiller juridique au Bureau du Procureur (TPIR). Ancien Procureur de la République au Rwanda. Ancien Secrétaire général de la FIDH. Les idées exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur.

* Veuillez envoyer vos commentaires à ou faire vos commentaires en ligne à l’adresse suivante www.pambazuka.org

1) Le Procureur c./ Edouard Karemera, Décision faisant suite à l’appel interlocutoire interjeté par le Procureur de la décision relative au constat judiciaire, 16 juin 2006, paras. 20 et 21.

2) L’Article 11 bis du Règlement de procédure et de preuve du TPIR permet à la Chambre de première instance de renvoyer une affaire, après confirmation de l’acte d’accusation, aux autorités d’un Etat. Il s’agit de l’Etat sur le territoire duquel le crime a été commis ; dans lequel l’accusé a été arrêté, ou ayant compétence et étant disposé et tout à fait prêt à accepter une telle affaire, afin qu’elles saisissent sans délai la juridiction appropriée pour en juger. En vertu du même article, lorsqu’elle examine s’il convient de renvoyer l’affaire, la Chambre de première instance doit être convaincue que l’accusé recevra un procès équitable devant les juridictions de l’Etat concerne, et qu’il ne sera pas condamne a la peine capitale ni exécute.

3) Le Procureur c. / Edouard Karemera, op.cit. par.35.

4) Fondation Hirondelle, 31 janvier 2008.

5) En allant témoigner devant le TPIR, le général Roméo Dallaire a rendu hommage aux victimes du génocide et a sauvé la face de cette communauté internationale qui a abandonné les victimes pendant trois mois. J’ai beaucoup de respect pour cet homme dont la souffrance le rend proche de nombreux rescapés.
6) L’abbé Alexis Kagame et Monseigneur Desmond Tutu ont beaucoup écrit sur ce beau mot d’ubuntu que l’on trouve dans plusieurs langues bantoues. En kinyarwanda, le mot ubuntu signifie générosité, humanité, le fait d’être humain.