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Qui a abattu l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994? La question ne revêt pas qu’un intérêt historique, puisque cet attentat a déclenché le génocide où périrent 800?000 personnes, principalement des Tutsis, selon les estimations de l’ONU. Alors que neuf hauts dirigeants rwandais sont toujours inculpés par le juge antiterroriste français Jean-Louis Bruguière, l’affaire, qui a longtemps empoisonné les relations entre Paris et Kigali, va connaî­tre de nouveaux développements.

(…) Les juges d’instruction français qui ont succédé à Jean-Louis Bruguière vont recevoir un rapport de 200 pages contenant les résultats de l’enquête menée depuis 2007, à l’initiative des autorités rwandaises, par sept enquêteurs dirigés par Jean Mutsinzi, président de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et ancien président de la Cour suprême du Rwanda. Ce document devrait, selon les autorités de Kigali, inciter les magistrats français à reprendre l’enquête (sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, prélude au génocide de 1994).

Durant longtemps, le Rwanda s’est montré peu curieux sur les circonstances de l’attentat, tout en réclamant une enquête de l’Organisation internationale de l’aviation civile, tandis que l’ONU assurait n’avoir pas de budget pour réaliser la sienne. Au moment des faits, les témoignages mettaient en cause les extrémistes hutus, auteurs du génocide. Par la suite, les accusations bifurquèrent sur Paul Kagame, le chef du Front patriotique rwandais (FPR). Selon cette thèse, il aurait, tout en sachant les préparatifs du génocide, déclenché cyniquement le processus pour prendre le pouvoir, qu’il détient toujours.
Le caractère explosif de ces accusations a finalement amené les autorités rwandaises à mener leurs propres investigations. Si leur rapport, dont nous avons eu connaissance, est plus sujet à caution qu’une enquête internationale indépendante, il n’en représente pas moins une contribution incontournable. En effet, les enquêteurs ont consulté les archives des différents services de l’Etat et de l’armée et auditionné 557 témoins militaires et civils. Leurs récits, qui n’avaient pas été recueillis jusqu’ici, ont été mis en parallèle avec d’autres informations de première main rassemblées par les Belges au lendemain de l’événement.
A cette compilation s’ajoute un travail de cartographie et balistique. Des experts, dont des Britanniques, ont examiné l’angle de 70 degrés formé par la trajectoire de l’avion présidentiel et celle des missiles. Il en ressort que le tir, très rapproché et déclenché alors que l’appareil s’apprêtait à atterrir, n’a pu que partir de l’intérieur du domaine militaire de Kanombe, fief de la garde présidentielle. Des sources assurent même que les tireurs se trouvaient près de la clôture du jardin du président. Ce point a son importance car, en ce moment où Kigali vivait dans un état d’extrême tension, il est improbable qu’un élément étranger aux forces armées rwandaises (FAR), a fortiori des membres du FPR, ait pu approcher de ces lieux étroitement surveillés.
De la compilation de ces enquêtes de terrain se dégage un faisceau d’indices, aussi bien en ce qui concerne les motifs de la liquidation du président que les modalités d’exécution.
Ainsi, les témoignages confirment que, bien avant le 6 avril, Juvénal Habyarimana était en danger. Soumis à de fortes pressions internationales, il avait été sommé d’accepter la participation du FPR au gouvernement et surtout à l’armée, ce qui aurait marginalisé certains officiers parmi les plus radicaux, comme le colonel Théoneste Bagosora. S’opposant à la mise en œuvre des accords d’Arusha, ces militaires accusaient Habyarimana d’avoir «vendu le pays au FPR». Le 2 avril déjà, en présence du représentant spécial de l’ONU, le secrétaire général du parti présidentiel, Joseph Nzirorera, s’était exclamé: «On ne se laissera pas faire, Monsieur le président…»
Lorsque Juvénal Habyarimana se rendit à Dar es-Salaam, le 6 avril 1994, pour y participer à un sommet régional consacré au Burundi, il se savait menacé: dès décembre 1993, il avait dit à des proches craindre pour sa vie. Quelques jours auparavant, le président Mobutu lui-même, averti par ses services de renseignement, avait tenté, en vain, de prévenir son collègue et ami, essayant de le dissuader de voyager. En dernière minute, le chef d’état-major, le général Sylvain Nsabimana, qui s’opposait au projet de génocide, reçut un ordre de mission émanant du colonel Bagosora, l’obligeant à accompagner le président en Tanzanie. Un ordre surprenant, car les deux hommes ne voyageaient jamais en même temps.
Au retour, le général Nsabimana ainsi que le médecin personnel du président essayèrent d’éviter d’embarquer dans l’appareil où le président du Burundi avait déjà pris place de manière inopinée, mais ils y furent invités par Habyarimana lui-même et, selon des témoins, «c’est en tremblant qu’ils y montèrent».
Selon le Rapport Mutsinzi, la préparation de l’attentat n’a pas seulement été précédée par des menaces verbales et des rumeurs. Dès le matin du 6 avril, la force de l’ONU, la Minuar, fut empêchée d’accéder à certaines zones, dont le camp Kanombe ; des armes lourdes furent dissimulées dans l’une des caches d’armes souterraines; les fréquences des communications militaires modifiées. Il apparaît que le colonel Théoneste Bagosora disposait d’un réseau radio parallèle lui assurant un contact direct avec les unités para commando et de reconnaissance.
Le jour de l’attentat, les unités spécialisées des FAR ont été placées en état d’alerte maximale, le grand marché de Mulindi, jouxtant la localité de Kanombe, a été évacué par la force dès 14 heures par des militaires de la garde présidentielle. Une heure avant l’attentat, celle-ci avait dressé des barrières dans le quartier résidentiel de Kimihurura. C’est de là que, dans la nuit même, et encore plus durant la journée du 7 avril, les militaires allaient arrêter et tuer plusieurs personnalités de l’opposition et en évacuer d’autres, appartenant au parti du président.

Dix minutes après l’attentat, des soldats chargés de munitions sortaient de l’aéroport et prenaient position sur les carrefours – si rapidement que les observateurs belges interrogés conclurent à la mise en œuvre d’un plan bien préparé.
Depuis seize ans, une question était restée sans réponse: les FAR disposaient-elles de missiles sol-air et, dans l’affirmative, étaient-elles capables de les utiliser? Le rapport établit qu’elles disposaient de spécialistes en artillerie antiaérienne formés dans différents pays, dont la Corée du Sud et la France. Au moment de l’attentat, le contingent belge à Kigali était informé de l’existence de 15 missiles Mistral, et le général français Dallaire faisait état de la présence de Sam 7. Il apparaît aussi que les FAR auraient été dotées par la France de missiles Sam 16 récupérés sur les stocks irakiens lors de la guerre du Golfe.
Le rapport prend le contre-pied de la version française selon laquelle le FPR aurait, lui, été doté de missiles mais ne se prononce pas de manière précise sur les auteurs présumés des tirs. La version que nous avons lue ne met pas en cause d’éventuels intervenants français. Ignorance réelle ou omission diplomatique? Le document se limite à affirmer que des «hommes blancs» se trouvaient sur la colline de Masaka et que, sur cette route, au km 19, des militaires français étaient en observation.
Le document examine encore les hypothèses formulées à propos de l’enregistreur de voix se trouvant dans l’avion. Il apparaît que le Falcon 50 était bien équipé d’une «boîte noire» et que ce sont des officiers français qui la recueillirent sur l’épave immédiatement après le crash, alors même que les officiers belges étaient tenus à distance.
La version rwandaise des faits conclut à la responsabilité du colonel Théoneste Bagosora et des FAR dans l’attentat. Elle relancera certainement controverses et questions mais représente, à ce jour, la synthèse la plus complète des événements.

* Colette Braeckman est journaliste belge. Cet article est paru dans le journal suisse Le Temps, du 7 janvier 2010

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