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Dans un entretien d’abord publié dans le journal espagnol El Pa?s, le 16 novembre 1991, Ana Camacho demande au Mwalimu Nyerere son avis sur les implications de la chute du Mur de Berlin pour le Sud et le rôle de la démocratie dans le développement de l’Afrique. Pambazuka revient sur cette interview.

Six ans se sont écoulés depuis que Julius Nyerere s’est retiré de la scène politique de son pays, la Tanzanie, qu’il a dirigée pendant 30 ans, partant de la lutte pour l’indépendance. Exemple rare en Afrique, il s’est retiré de sa propre volonté, sans y être forcé et contraint par un coup d’Etat militaire ou par une révolution. ‘’Le Tanzaniens ont commencé à se demander anxieusement ce qui arriverait si Mwalimu s’en allait’’, expliquait Nyerere à El Paỉs lors d’une visite à Madrid. ‘’Dans un tel cas, il n’est pas utile de dire attendez que je sois mort pour le découvrir !’’, plaisantait-il. Donc j’ai remis les rênes du pouvoir à mon successeur et j’ai dit : ‘’Prenons le risque ensemble’’

Diplômé de l’université d’Edimburgh et traducteur de Shakespeare en Kiswahili, la langue nationale en Tanzanie, il a su comment éviter le risque du tribalisme en forgeant un Etat Nation dont la forme finale a abouti, en 1964, dans l’union du Tanganyika et du Zanzibar. Catholique romain pratiquant, son rêve était d’arriver à l’« ujamaa », une forme de socialisme qui rejette les concepts occidentaux du capitalisme et du marxisme, centrée sur la société agraire (La Tanzanie comme le reste de l’Afrique subsaharienne est une société à prédominance paysanne) et la solidarité familiale. Il a consacré ces deux dernières années à parcourir le monde afin de parler des conclusions du Report of the South Commission (Rapport de la Commission Sud) qu’il a établie en 1987

Ana Camacho : Pensez-vous que les développements actuels en Europe de l’Est (après la chute du Mur de Berlin et la fin de la domination soviétique sur une partie de l’Europe) vont entraîner une diminution de l’aide des pays occidentaux au pays du Sud ?

Julius Nyerere : Il y a un vrai sentiment que nous allons être oublié par ledit Premier Monde. Nous devons repenser tout cela et dans le South Report Commission nous disons que le développement de nos pays reste notre propre responsabilité. Si les pays du Sud veulent le développement, ils vont devoir faire des choix politiques clairs.

Par conséquent, notre première recommandation est que si les pays africains veulent développer la liberté, ils doivent faire le meilleur usage de leur population, de leur argent et de leurs ressources. Un autre problème réside dans le fait que lorsque nos pays parlent de coopération extérieure, ils font référence seulement au Nord. Ils ne considèrent jamais la possibilité d’une coopération Sud-Sud, par exemple entre l’Afrique australe et l’Amérique latine. Enfin, dans le but d’attirer des investissements étrangers vers le Sud, il est vital que les populations locales commencent par investir dans leur propre pays plutôt que d’envoyer leurs capitaux à l’étranger.

Ana Camacho : Dans quelle mesure la démocratie peut-elle aider les pays africains dans leur quête de développement ?

Julius Nyerere : La démocratie peut aider à motiver les gens lorsqu’il leur est demandé de se serrer la ceinture. Ils ne penseront pas qu’ils le font pour le bénéfice du dictateur du jour. Mais il ne faut pas confondre le sens de la liberté avec les problèmes liés aux besoins fondamentaux résultant de la faim, de l’absence d’école, de l’insuffisance des transports et du réseau électrique. Croire que l’avènement d’un système multipartiste va éliminer toutes les causes de détresse en un tour de main, peut créer des illusions dangereuses et entraîner des coups d’Etat militaires.

Ana Camacho : Le désordre et le chaos auxquels l’Europe de l’Est doit faire face semblent sonner le glas du socialisme et le triomphe du capitalisme…

Julius Nyerere : Oui, nous voyons la naissance d’un nouveau dieu nommé capitalisme et qui est supposé connaître toutes les réponses. Mais de conclure que le socialisme a failli en raison de ce qui s’est produit en Union Soviétique équivaut à dire que le christianisme a failli parce que 2000 ans après que Jésus Christ nous a exhorté à ‘’ tendre l’autre joue’’ ou ‘’aime ton ennemi comme toi-même’’, ces recommandations n’ont toujours pas été suivies.

Par ailleurs, je n’ai jamais considéré les Soviétiques comme de vrais socialistes, exactement comme ils ne croient pas que je sois un authentique socialiste. En Tanzanie, nous avons dit clairement, dans la Déclaration d’Arusha, en 1967 : il n’y a pas de socialisme sans liberté. Or lorsque j’ai visité l’Union soviétique en 1969, j’ai vu clairement que les citoyens soviétiques n’étaient pas libres.

Ana Camacho : Vous allez sans doute admettre que vous-même n’avez pas réussi à réaliser votre propre projet socialiste…

Julius Nyerere : Oui il y a eu des erreurs, mais dans son application. L’idée elle-même reste valide et si c’était à refaire, je referais la même chose. L’important c’est que le socialisme soit fondé sur notre attitude ; il ne peut être imposé par la force.

Le socialisme, comme idée pour une société juste, ne peut pas mourir. Je sais qu’à notre époque, on n’est pas supposé dire de telles choses. Mais j’appartiens à une espèce en voie de disparition qui refuse de renier son idéal.

D’aucuns diront qu’il est inutile de croire en de telle chose, mais est-ce que ça fait plus de sens de croire en General Motors ? Je rejette cela. En ce moment, nous vivons une période trompeuse. Mais les conditions créées par l’euphorie du capitalisme me donnent à penser que dans environ dix ans, l’idéalisme du socialisme reviendra. Et plus fort qu’avant

* Cet entretien a initialement été publié dans El Paỉs le 16 novembre 1991. La traduction de l’espagnole a été assurée par Annar Cassam

* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur www.pambazuka.org
(une première partie de ce dossier consacrée à Nyerere a été publiée dans les éditions 121 et 122 de Pambazuka)