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A quand l’Afrique ? Telle est la question posée par le burkinabè, Professeur Joseph Ki-Zerbo, qui a tiré sa révérence le 4 décembre 2006 à l’âge de 84 ans. Ce combattant de la première heure pour l’indépendance des pays africains, est aussi le premier Africain à avoir réussi l’agrégation d’histoire, la plus grande distinction académique en France et un des premiers Africains à suivre des cours de sciences politiques au prestigieux Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il devait par la suite mener de façon infatigable une double vie de savant et d’homme politique avec des fortunes diverses.

Comme savant, Joseph Ki-Zerbo laisse une oeuvre impressionnante qui rappelle, entre autres, que l’Afrique est le berceau de l’humanité d’où l’homo erectus, après avoir découvert le feu, a fabriqué des outils et des armes très performants, grâce auxquels il a pu émigrer vers l’Europe. C’est ainsi que, nous serions à l’origine tous Africains, ce que certains ont tendance à vite oublier ou ignorer.

Il fait observer notamment, qu’à une époque plus récente, au XIIIe et XIVe siècles, la ville de Tombouctou était plus scolarisée que la plupart de villes analogues en Europe, que des disciples traversaient le Sahara pour venir écouter les savants et les maîtres de l’enseignement supérieur de Tombouctou, de Djenné et de Gao (au Mali). Au XVIe siècle devait commencer l’invasion extérieure avec les « grandes découvertes » de l’Afrique au sud du Sahara et de l’Amérique Latine avec la traite des Noirs qui s’en est suivie et sans la compréhension de laquelle, on ne comprendrait rien à l’Afrique.

La traite des Noirs correspond, en effet, au point de départ d’une décélération, d’un piétinement, d’une inversion et d’un retournement de l’histoire africaine1. Les colonisateurs qui arrivèrent par la suite devaient préparer un hold-up sur l’histoire africaine, cantonnant les colonies dans le rôle de pourvoyeurs de matières premières. Joseph Ki-Zerbo ne tenait pas non plus en grande estime les dirigeants africains des Etats post coloniaux qui se caractérisent par le fait d’avoir ignoré l’idée de rendre des comptes, idée prévalente dans les royaumes et empires pré-coloniaux. A cette époque des gens assumaient à l’égard de la population une responsabilité réelle et se considéraient comme au service d’une collectivité.

Joseph Ki-Zerbo qualifiait de farce tragicomique les démocraties sans vraie opposition mises en place dans beaucoup de pays africains dans lesquelles les grands acteurs et même les figurants sont loin du peuple, où même les membres du parlement sont là pour tout prendre. Un des grands défauts de l’Afrique étant de n’avoir pas d’élites indépendantes jouissant de moyens financiers qui leur garantissent une autonomie par rapport à l’Etat. Joseph Ki-Zerbo devait prononcer à une époque récente son engagement à la lutte contre l’esclavage et la traite des Noirs comme crime contre l’humanité et pour que l’Afrique reçoive des réparations.

Les réalisations du Professeur Ki-Zerbo sont animées d’une ambition sans limite. Il faut citer l’Histoire de l’Afrique noire des origines à nos jours publiée en 1972 qui devint le livre de référence en histoire africaine et dans laquelle l’auteur réfute l’idée méprisante et raciste alors véhiculée en Europe selon laquelle le continent noir serait sans culture ni histoire. Il faut citer également son Histoire générale de l’Afrique publiée par l’UNESCO, qui résume les résultats les plus importants de l’historiographie africaine et réhabilite l’identité du continent noir.

En 1990, il publie en collaboration avec l’UNESCO et l’UNICEF le livre Eduquer ou Périr qui traite de la crise du système éducatif africain. L’éducation scolaire en Afrique est comparée à un kyste exogène, une tumeur maligne dans le corps social dans la mesure où elle est en contradiction avec les besoins vitaux des sociétés jusqu’à détruire l’avenir des enfants sur tous les plans.

En 1992, paraît La Natte des autres : pour un développement endogène en Afrique publié par Karthala. Sa grande conviction est qu’ : ‘On ne développe pas, on se développe’. Cette conviction est fondée sur l’évidence historique qui montre qu’aucun peuple ne s’est développé uniquement à partir de l’extérieur. Et comme dit un proverbe africain : « On ne peut pas coiffer quelqu’un en son absence ». Cette grande leçon est le plus souvent ignorée des Développeurs malgré le fait qu’ils répètent à l’envi qu’il faut associer les bénéficiaires des projets de développement aux actions qui les concernent.

Dans A quand l’Afrique, co-édité dans plusieurs pays africains francophones en 2003 et 2004, Joseph Ki-Zerbo livre sous forme d’entretiens ses idées sur les grands défis de l’Afrique à l’ère de la mondialisation : la question de l’Etat, la démocratie et la gouvernance, les ethnies, l’intégration, la science et la technologie, les droits de l’homme et de la femme, l’aide internationale, la renaissance africaine etc.

Il distingue trois conditions pour un vrai développement : a) créer un espace africain de développement, d’où l’idée d’intégration à tous les niveaux y compris dans la recherche scientifique ; b) assurer une formation permanente de tout le peuple y compris l’éducation civique ; et c) développer la démocratie à la base, au niveau des communes, des collectivités locales, des associations et des groupes socioéconomiques.

Il se demande si pour leur développement, les pays africains ne devraient pas commencer par les infrastructures, lesquelles seraient différentes des ‘griffes qui plongent dans le continent pour retirer le maximum de choses et les ramener sur les côtes’. Voici une chose qui aurait été fantastique par exemple : la réalisation d’un chemin de fer trans-sahelien.

En matière de développement, le Professeur Joseph Ki-Zerbo laisse un projet pharaonique, celui de penser globalement et agir localement pour arriver à transformer le système capitaliste qui a fini par s’imposer en produisant tellement de nuisances qu’il ne peut continuer ainsi sans mener au chaos, de la même manière que le système stalinien a produit des horreurs. Durant toute sa vie, Joseph Ki-Zerbo s’est employé inlassablement à lutter contre de tels systèmes non pas seulement par des positions intellectuelles mais aussi par son engagement politique. 2

En 1954, le jeune combattant anticolonialiste publia dans la revue catholique Tam- Tam un article remarquable sous le titre « On demande des nationaux ». En 1957, il crée le Mouvement de Libération nationale – MLN – réclamant l’indépendance immédiate, la création des Etats-Unis d’Afrique, et le Socialisme. Le mouvement mène une campagne infructueuse dans plusieurs pays d’Afrique occidentale pour le non au référendum organisé par le Général de Gaulle sur la création d’une Communauté franco-africaine. Joseph Ki-Zerbo, sa femme Jacqueline et un groupe de cadres africains volent au secours de Sékou Touré pour remplacer les enseignants français rappelés par leur gouvernement après le vote en faveur de l’indépendance de la Guinée.

En 1960, Joseph Ki-Zerbo retourne en Haute-Volta pour continuer la lutte pour l’indépendance dans d’autres territoires. Le MLN joue un rôle important dans l’organisation du mouvement populaire le 3 janvier 1966 pour faire chuter le régime du président Maurice Yaméogo. Le MLN se présente aux élections législatives en 1970 et il obtient des sièges mais un coup d’Etat en février 1974 devait suspendre les activités politiques jusqu’en octobre lorsque Joseph Ki-Zerbo devient le dirigeant de l’Union Progressiste Voltaïque – UPV.

En 1983, à la suite du coup d’Etat mené par Sankara, Joseph Ki-Zerbo et sa femme quittent le pays. Ils reviennent en 1992 et Joseph Ki-Zerbo crée le Parti pour la Démocratie et le Progrès –PDP - dont il assure la présidence. En gagnant 6 sièges sur 111 aux élections législatives de mai 1997, le PDP devient le principal parti d’opposition mais Joseph Ki-Zerbo démissionnera du parlement en 1998. L’assassinat du journaliste Norbert Zongo le 13 décembre 1998 suscita chez lui la même révolte que celle qu’il éprouvait vis-à-vis du colonialisme et de ses exactions. Il participe à la création du Collectif des organisations luttant contre l’impunité des crimes politiques et économiques dont il devint un des leaders et une figure de proue.

Outre ces activités intellectuelles et politiques, Joseph Ki-Zerbo a initié de nombreux projets qui lui ont valu l’obtention de plusieurs prix dont le prix Nobel alternatif Right Livelihood Award en 1997 pour ses recherches sur les modèles originaux de développement. Il avait le don de la simplicité, de la disponibilité, de l’argumentation et une indépendance d’esprit hors du commun.

L’œuvre accomplie laisse l’impression d’une mission accomplie : celle d’avoir ouvert de grands chantiers dont celui d’une création des Etats-Unis d’Afrique. Ceux-ci correspondraient à une grande fédération des Etats dont les frontières ne correspondraient qu’à des pointillés au lieu des frontières belligènes, avec une grande décentralisation à la base. C’est cette fédération qui aurait autorité pour traiter avec l’extérieur. Au regard des difficultés de faire fonctionner efficacement des entités régionales en Afrique, on se demande si ce rêve reste un vœu pieux ou s’il pourrait être l’ultime salut pour l’Afrique.

Le Professeur Joseph Ki-Zerbo laisse au monde et surtout à l’élite africaine des analyses, des leçons et des messages forts. Cette élite saura –t-elle profiter de ce riche héritage, l’exploiter pour fédérer les pays, mieux éduquer et soigner les populations, démocratiser les institutions, ouvrir intelligemment et non béatement le continent Africain au monde ?

*Albert-Enéas Gakusi est Chargé d’Evaluation Principal à la Banque Africaine de Développement (BAD) à Tunis.

*Cet hommage s’appuie sur les informations du livre de Joseph Ki-Zerbo, A quand l’Afrique ? Entretien avec René Hollestein, Editions de l’Aube, 2003 et 2004.

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