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La marginalisation de l’intellectuel authentique dans la société est «compensée» par l’apparition de techniciens politiques appelés «cadres» dont la force principale réside dans l’assimilation d’un lexique et d’une littérature de parti et dans la maîtrise des rouages de la politique politicienne. Redoutables polémistes, ils ont l’habileté de parler allégrement de choses sans profondeur en leur donnant un air de majesté politique et intellectuelle.

Une des raisons de la désertion de l’espace public par les vraies élites et qui fait qu’on est amené à confondre au Sénégal le cadre politique et l’intellectuel, rebutent tous les intellectuels et démocrates. Où sont-t-ils, les Makhtar Diouf, Djibril Samb, Kader Boye, Dieydi Sy, Ousseynou Kane, Fallou Ndiaye, Jacques Mariel Nzouankeu, Moussa Samb, Maguèye Kassé, Pathé Diagne, Mame Moussé Diagne, Buuba Jop, Maguette Thiam, Abdou Salam Fall, etc.

« Une société qui n’est pas éclairée par des philosophes est trompée par des charlatans », disait fort justement le philosophe français Condorcet. Or, pour qu’un intellectuel soit complètement épanoui, il lui faut donc un ancrage aussi bien dans les idées que dans le sol de l’histoire. André Malraux a estimé avec raison qu’un « intellectuel n’est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires mais tout homme dont l’idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne la vie». Or comme la vie de l’individu est consubstantiellement liée à celle du groupe, ce serait une utopie pour un intellectuel que d’espérer régler sa vie sans avoir à s’ajuster à la réalité sociale.

Les choix de vie que nous faisons peuvent certes prospérer dans les limites de la morale et de la famille, mais lorsque nos entreprises atteignent certaines proportions, nous ne pouvons plus les régler indépendamment de la réalité sociale. C’est dire donc que l’intellectuel et même le saint ont besoin d’une immersion dans les profondeurs de la société pour changer le destin national sans lequel il n’y a aucun destin individuel viable. L’intellectuel ne vit donc pas seulement d’idées, il a besoin de rendre vivantes celle-ci, il a besoin de donner corps à ses idées et rêves et c’est en risquant le face-à-face qu’il peut satisfaire cette exigence. Le solipsisme est le pire ennemi d’un intellectuel.

Bourdieu assimile cette prise de distance des intellectuels à une « fuite dans la pureté », mais on doit reconnaître, à la décharge des intellectuels, que cette fuite est précipitée par la nature du débat en vigueur dans l’espace public actuel. Beaucoup d’acteurs politiques pompeusement appelés « cadres » se comportent, en effet, comme des saltimbanques pour justement empêcher la tenue d’un débat d’idées : la stratégie consiste à submerger l’espace public par un bavardage médiatique, sous fond de littérature de parti politique du genre : « Le secrétaire général du parti ou le président m’a instruit ». La finalité ultime de cette logomachie est d’instaurer une logique du plébiscite par le truchement des médias.

Le « marché » de l’opinion public est devenu tellement juteux au Sénégal, qu’il est l’objet de toutes sortes de convoitises. Les faiseurs d’opinion et les spécialistes du marketing politique étant courtisés de toutes parts, les faux « cadres » n’hésitent pas à user de l’ambigüité de cette notion de cadre pour assouvir les desseins d’une promotion politique ou pour se forger une « éthos de compétence ». On a ainsi des « cadres » stériles dont le seul mérite est le doxazein dont parlait Platon pour signifier opiner, c’est-à-dire parler, or parler ce n’est pas toujours exprimer une idée vraie et sensée.

On parle souvent d’ailleurs pour ne rien dire : beaucoup de « porte-parole », de « cadres » et autres spécialistes de la science politique de partis politiques excellent dans cet exercice de mystification.

La marginalisation de l’intellectuel authentique dans la société est « compensée » par l’apparition de techniciens politiques appelés « cadres » dont la force principale réside dans l’assimilation d’un lexique et d’une littérature de parti et dans la maîtrise des rouages de la politique politicienne. Redoutables polémistes, ils ont l’habileté de parler allégrement de choses sans profondeur en leur donnant un air de majesté politique et intellectuelle. Le « cadre » n’est plus forcément l’intellectuel nanti d’une formation académique ou universitaire et qui est résolument engagé dans la prise en charge théorique des problèmes pratiques de sa société afin de leur trouver des solutions. La configuration de la société exige de lui qu’il se mue en habile rhétoricien à l’aise sur tous les sujets, sans vraiment disposer de la moindre posture de spécialiste dans un domaine quelconque

Á en croire le sociologue français Pierre Bourdieu, l’une des caractéristiques fondamentales de notre époque est qu’on est passé de l’«intellectuel engagé» à l’«intellectuel dégagé». Si de brillants intellectuels, honnêtes et courageux risquent d’être les derniers des Mohicans, d’autres par contre sont de plus en plus exclus du jeu social ou se sont auto-exclus : ils sont passé de l’avant-garde à l’arrière-garde, du centre à la périphérie.

De l’antiquité à la révolution française, les intellectuels ont, en effet, toujours été à l’avant-garde du progrès social et des luttes pour l’épanouissement intégral de l’humain. Mais le 20e siècle semble mettre fin au mythe de l’élite pensante par la promotion outrancière d’une société technocratique dans laquelle seule l’efficacité de la raison prométhéenne compte. La toute-puissance de l’économique, avec pour conséquence directe l’étouffement, voire la dégénérescence du politique, a entrainé l’exil des penseurs au profit des activistes et autres propagandistes. Ne trouvant plus dans l’espace public un univers dans lequel ils puissent s’épanouir, les intellectuels contemporains ont tout bonnement déserté !

Ces faux débats imposés par ces « intellectuels » de seconde zone et leurs acolytes dans la presse ressemblent à du folklore politique dans un emballage intellectuel : des évidences politiques populaires exposées comme des vérités apodictiques indiscutables. Nous sommes en présence d’une réapparition atavique d’une race « d’intellectuels » peu scrupuleux appelés « cadres » que Platon avait pris le soin de bien stigmatiser sous le vocable de doxosophes : c’est-à-dire « des savants apparents des apparences ». Ils sont tragiquement affligés par une quête effrénée d’une opinion à la fois insaisissable et vagabonde.

Le doxosophe a les mêmes caractères que l’opinion dont elle traque inlassablement la destination : frivolité, inconstance, superficialité et grandiloquence. Á la manière des surfeurs qui manœuvrent à la surface des eaux, le doxosophe des temps modernes refuse de s’engager dans tout débat technique, s’efforçant de politiser tous les réseaux d’expression du savoir et du savoir-faire. Au lieu d’impulser le débat ou de tenter de l’élever intellectuellement, ils se contentent de parasiter une opinion publique problématique et parfois artificielle. Dans les abysses de l’ignorance et d’une démission collective des vraies élites, la pseudo-science usurpe le rôle d’intellectuel auprès des non-intellectuels et propage les ténèbres de l’invective, de l’intrigue et de l’insolence partout où devraient prospérer la sagesse et la vertu d’une opinion argumentée et fondée sur des démonstrations rigoureuses.

La démocratie ne saurait prospérer là où il n’y a pas d’échange d’idée, car sa vocation première est d’élever le commun des mortels à la dignité de citoyen accompli, d’où l’information et la communication en sont la trame essentielle ou la matrice principale. « Qu'est-ce que la société, quand la raison n'en forme pas les nœuds, quand le sentiment n'y jette pas d'intérêt, quand elle n'est pas un échange de pensées agréables et de vraie bienveillance ?» Une foire, un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et des petites maisons: c'est tout ce qu'elle est tour à tour pour la plupart de ceux qui la composent », disait justement Chamfort.

Mais malheureusement, entre les idées de l’universitaire et les récriminations de l’étudiant, entre les promesses de l’industriel et les pertinentes remarques et suggestion du paysan, entre les assertions du journaliste et la lucide interactivité des auditeurs, lecteurs et spectateurs, se faufilent une race «d ‘intellectuels » ou de « cadres » qui parasitent toute tentative de délibération sérieuse et argumentée.

Au lieu que l’espace médiatique soit démocratiquement occupé suivant les principes démocratiques de la représentativité, de l’égalité, de la liberté et de la confrontation responsable et civique des idées, c’est le contraire qui se produit dans notre pays : une étonnante race d’entrepreneurs politiques se sont appropriés l’espace médiatique moyennant des réseaux, occultes, mais éminemment performants. La politique est omniprésente dans les médias au détriment des autres secteurs de la vie citoyenne, et les mêmes voix nous polluent l’ouïe à longueur de journée, douze mois sur douze, sans interruption, ni variation !

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** Pape Sadio Thiam est journaliste - Cabinet « Enjeux Communication Stratégies »

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