Version imprimableEnvoyer par courrielversion PDF
A E P

Dans un monde marqué par les offensives du capital des monopoles (voir l'article : "La gauche radicale face au capitalisme en faillite", dans cette édition), Samir Amin estime que «les stratégies défensives de résistance sont inefficaces, appelées à être toujours finalement vaincues». Pour lui, «les travailleurs et les peuples doivent développer des stratégies qui leur permettent de passer à l’offensive». Il en indique les pistes.

J’organiserai les propositions générales qui suivent dans trois rubriques :
- socialiser la propriété de monopoles ;
- dé-financiariser la gestion de l’économie ;
- dé-mondialiser les rapports internationaux.

SOCIALISER LA PROPRIETE DES MONOPOLES

L’efficacité de la réponse alternative nécessaire exige la remise en cause du principe même de la propriété privée du capital des monopoles. Proposer de « réguler » les opérations financières, de restituer aux marchés leur « transparence » pour permettre aux « anticipations des agents » d’être « rationnelles », définir les termes d’un consensus sur ces réformes, sans abolir la propriété privée des monopoles, ce n’est rien d’autre que jeter de la poudre aux yeux des publics naïfs. Car on invite alors les monopoles eux-mêmes à « gérer » ces réformes, contre leur intérêt propre, en ignorant qu’ils conservent mille et un moyens d’en contourner les objectifs.

L’objectif du projet alternatif doit être d’inverser la direction de l’évolution sociale (du désordre social) produite par les stratégies des monopoles, d’assurer l’emploi maximal et de le stabiliser, de garantir des salaires convenables en croissance parallèle à celle de la productivité du travail social. Cet objectif est tout simplement impossible sans exproprier le pouvoir des monopoles.

Le « logiciel des théoriciens de l’économie » doit être reconstruit (comme l’écrit François Morin). Car l’absurde et impossible théorie économique des « anticipations » expulse la démocratie de la gestion de la décision économique. Avoir de l’audace, c’est ici reformuler dans la perspective radicale exigée les réformes de l’enseignement, non seulement pour la formation des économistes, mais également pour celle de tous ceux appelés à occuper des fonctions de cadres.

Les monopoles sont des ensembles institutionnels qui doivent être gérés selon les principes de la démocratie, en conflit frontal avec ceux qui sacralisent la propriété privée. Bien que l’expression de « biens communs », importé du monde anglo-saxon, soit par elle-même toujours ambigüe parce que déconnectée du débat sur le sens des conflits sociaux (le langage anglo-saxon veut ignorer délibérément la réalité des classes sociales), on pourrait à la rigueur l’invoquer ici en qualifiant les monopoles précisément de « biens communs ».

L’abolition de la propriété privée des monopoles passe par leur nationalisation. Cette première mesure juridique est incontournable. Mais l’audace consiste ici à proposer des plans de socialisation de la gestion des monopoles nationalisés et à promouvoir des luttes sociales démocratiques qui engagent sur cette longue route.

Je donnerai ici un exemple concret de ce que pourraient être ces plans de socialisation.

Les agriculteurs « capitalistes » (ceux des pays capitalistes développés) comme les agriculteurs « paysans » (en majorité au Sud) sont tous prisonniers en amont des monopoles qui leur fournissent les intrants et le crédit, en aval de ceux dont ils dépendent pour la transformation, le transport et la commercialisation de leurs produits. De ce fait ils ne disposent d’aucune autonomie réelle dans la prise de leurs « décisions ». De surcroit les gains de productivité qu’ils réalisent sont pompés par les monopoles qui les réduisent au statut de « sous traitants » de fait. Quelle alternative ?

Il faudrait, pour cela substituer aux monopoles concernés des institutions publiques dont une loi cadre fixerait le mode de constitution des directoires. Ceux-ci seraient constitués par des représentants : des paysans (les intéressés principaux), des unités d’amont (usines de fabrication des intrants, banques) et d’aval (industries agro-alimentaires, chaînes de distribution), des consommateurs, des pouvoirs locaux (intéressés par l’environnement naturel et social – écoles, hôpitaux, urbanisme et logements, transports), de l’Etat (les citoyens).

Les représentants des composantes énumérés ici seraient eux-mêmes choisis selon des procédures cohérentes avec leur mode propre de gestion socialisée, puisque par exemple les unités de production d’intrants seraient elles mêmes gérées par des directoires composites associant les travailleurs directement employés par les unités concernées, ceux qui sont employés par des unités de sous-traitance etc. On devrait concevoir ces constructions par des formules qui associent les cadres de gestion à chacun de ces niveaux, comme les centres de recherche scientifique et technologique indépendants et appropriés. On pourrait même concevoir une représentation des fournisseurs de capitaux (les « petits actionnaires ») hérités de la nationalisation, si on le juge utile.

Il s’agit donc de formules institutionnelles beaucoup plus complexes que ne le sont celles de « l’autogestion » ou de la « coopérative » telles que nous les connaissons. Il s’agit de formules à inventer qui permettraient l’exercice d’une démocratie authentique dans la gestion de l’économie, fondée sur la négociation ouverte entre les parties prenantes. Une formule qui associe donc, de façon systématique, démocratisation de la société et progrès social, en contrepoint de la réalité capitaliste qui dissocie la démocratie – réduite à la gestion formelle de la politique – des conditions sociales – abandonnées à ce que le « marché », dominé par le capital des monopoles, produit. Alors et alors seulement on pourrait parler de transparence authentique des marchés, régulés dans ces formes institutionnalisées de la gestion socialisée.

L’exemple choisi pourrait paraître marginal dans les pays capitalistes développés du fait que les agriculteurs n’y représentent qu’une très faible proportion des travailleurs (3 à 7 %). Par contre cette question est centrale dans les pays du Sud dont la population rurale restera importante encore longtemps. Ici l’accès à la terre, qui doit être garanti à tous (avec la moindre inégalité possible dans cet accès) s’inscrit dans les principes fondamentaux de l’option en faveur d’une agriculture paysanne (je renvoie ici à mes développements plus fournis sur la question). Mais dire « agriculture paysanne » ne doit pas être compris comme synonyme d’« agriculture stagnante » (voire « réserve folklorique »). Et le progrès nécessaire de cette agriculture paysanne exige certaines « modernisations » (même si ce terme est impropre car il suggère immédiatement à beaucoup la modernisation par le capitalisme). Des intrants plus efficaces, des crédits, un écoulement convenable des productions sont nécessaires pour donner du sens à l’amélioration de la productivité du travail paysan. Les formules proposées poursuivent l’objectif de permettre cette modernisation par des moyens et dans un esprit « non capitalistes », c'est-à-dire s’inscrivant dans une perspective socialiste.

Evidemment, l’exemple concret choisi ici n’est pas le seul dont il faudrait imaginer l’institutionnalisation. Les nationalisations/socialisations de la gestion des monopoles de l’industrie et des transports, celles des banques et des autres institutions financières devraient être imaginées dans le même esprit, mais en tenant compte, pour la constitution de leurs directoires, de la spécificité de leurs fonctions économiques et sociales. Encore une fois ces directoires devraient associer les travailleurs de l’entreprise et ceux des sous-traitants, les représentants des industries d’amont, les banques, les institutions de recherche, les consommateurs, les citoyens.

La nationalisation/socialisation des monopoles répond à une exigence fondamentale, qui constitue l’axe du défi auquel les travailleurs et les peuples sont confrontés dans le capitalisme contemporain des monopoles généralisés. Elle seule permet de mettre un terme à l’accumulation par dépossession qui commande la logique de la gestion de l’économie par les monopoles.

L’accumulation dominée par les monopoles ne peut en effet se reproduire qu’à la condition que l’aire soumise à la « gestion des marchés » soit en expansion continue. Celle-ci est obtenue par la privatisation à outrance des services publics (dépossession des citoyens), et de l’accès aux ressources naturelles (dépossession des peuples). La ponction que la rente des monopoles opère sur les revenus du capital des unités économiques « indépendantes » est elle-même une dépossession (de capitalistes !) par l’oligarchie financière.

LA DE-FINANCIARISATION : UN MONDE SANS WALL STREET

La nationalisation/socialisation des monopoles abolit déjà par elle-même le principe de la « valeur actionnariale » imposé par la stratégie de l’accumulation au service de la rente des monopoles. Cet objectif est essentiel pour tout programme audacieux de sortie des ornières dans lesquelles la gestion de l’économie contemporaine est enlisée. Sa réalisation coupe l’herbe sous les pieds de la financiarisation de cette gestion. Revient-on par là même à cette fameuse « euthanasie des rentiers » préconisée par Keynes en son temps ? Pas nécessairement et encore moins intégralement.

L’épargne peut être encouragée par une récompense financière, mais à condition d’en définir d’une manière précise les origines (épargne des ménages de travailleurs, des entreprises, des collectivités) et les conditions de leur rémunération. Le discours concernant l’épargne macroéconomique dans la théorie économique conventionnelle cache en réalité l’organisation de l’accès exclusif des monopoles au marché des capitaux. Sa prétendue « rémunération par les marchés » n’est alors rien d’autre que le moyen de garantir la croissance des rentes de monopoles.

Bien entendu la nationalisation/socialisation des monopoles implique celle des banques, au moins des majeures d’entre elles. Mais la socialisation de leur intervention (les « politiques de crédit ») comporte des spécificités qui imposent une conception adéquate dans la constitution de leurs directoires. La nationalisation au sens classique du terme impliquait seulement la substitution de l’Etat aux conseils d’administration formés par les actionnaires privés. Cela permettrait déjà, en principe, la mise en œuvre par les banques des politiques de crédit formulés par l’Etat ; et cela n’est déjà pas rien. Mais cela ne suffit certainement pas dès lors qu’on a pris conscience que la socialisation implique la participation directe dans la gestion bancaire des partenaires sociaux concernés. Bien entendu ici également « l’autogestion » – la gestion des banques par leur personnel – n’est pas la formule qui répond aux questions posées. Les personnels concernés doivent certes être associés aux décisions concernant leurs conditions de travail, mais guère plus, car ils n’ont rien à dire concernant les politiques de crédit à mettre en œuvre.

Si les directoires bancaires doivent associer les intérêts – conflictuels – de ceux qui fournissent les crédits (les banques) et de ceux qui les reçoivent (les « entreprises ») la formule est à penser concrètement en relation avec ce que sont ces dernières et ce qu’elles demandent. Une recomposition du système bancaire, trop centralisé surtout depuis que les régulations financières traditionnelles des deux siècles passés ont été abandonnées au cours des quatre dernières décennies, s’impose. Il y a là un argument fort pour justifier la reconstruction de spécialisations bancaires, selon les destinataires de leurs crédits et selon la fonction économique de ceux-ci (fourniture de liquidités à court terme, contribution au financement des investissements à moyen et long termes).

On pourrait alors par exemple concevoir une « banque de l’agriculture » (ou un ensemble coordonné de banques de l’agriculture) dont la clientèle serait constituée non pas seulement par les agriculteurs et les paysans mais également par les unités d’intervention en amont et en aval de l’agriculture décrites plus haut. Son directoire associerait alors d’une part les « banquiers » (le personnel dirigeant de la banque, eux-mêmes choisis par le directoire) et d’autre part les clients (les agriculteurs ou les paysans, les unités d’amont et d’aval). On devrait imaginer d’autres ensembles bancaires articulés sur les secteurs industriels, dont les directoires associeraient les clientèles industrielles, les centres de recherche et de technologies, des services compétents dans le domaine du contrôle des effets écologiques des modes de production mis en œuvre, garantissant de ce fait le risque minimal (sachant bien qu’aucune action humaine ne comporte de risque zéro), objet lui-même de débats démocratiques transparents.

La définanciarisation de la gestion économique implique également deux séries de mesures législatives. Les premières concernent la suppression pure et simple des fonds de spéculation (hedge funds), dont un Etat souverain peut toujours interdire les opérations sur le territoire national. Les secondes concernent les Fonds de pension, devenus d’ailleurs des opérateurs majeurs dans la financiarisation du système économique. Ces fonds ont été conçus – d’abord aux Etats Unis bien entendu – pour transférer aux salariés les risques qui normalement sont encourus par le capital et constituent la raison même invoquée pour légitimer sa rémunération ! Il s’agit donc d’une opération scandaleuse, en contradiction manifeste avec le discours idéologique de défense du capitalisme ! Mais cette « invention » convient parfaitement au déploiement des stratégies de l’accumulation dominée par les monopoles. Leur abolition s’impose, au bénéfice de systèmes de retraites par répartition, qui, par leur nature même, permettent et imposent le débat démocratique pour la détermination des montants et durées de cotisation et des rapports entre les montants des pensions et les rémunérations salariales. Ces systèmes ont la vocation normale, dans une démocratie respectueuse des droits sociaux, à être généralisés à tous les travailleurs. Cependant, à la rigueur, et par souci de ne rien « interdire » qui soit souhaité par un groupe d’individus, des retraites complémentaires servis par des fonds de pension pourraient être autorisées.

L’ensemble des mesures de définanciarisation suggérées ici conduisent à une conclusion évidente : « un monde sans Wall Street », pour reprendre le titre du livre de François Morin, est possible et souhaitable.

Dans ce monde la vie économique demeure largement régulée par le « marché ». Mais il s’agit alors de marchés pour la première fois réellement transparents, régulés par la négociation démocratique d’authentiques partenaires sociaux (pour la première fois également ceux-ci ne sont plus des adversaires comme ils le sont nécessairement dans le capitalisme). Ce qui est aboli, c’est le « marché » financier – opaque par nature – soumis aux exigences de sa gestion au bénéfice des monopoles. On pourrait discuter davantage pour savoir s’il est utile ou non de « fermer les bourses », les opérations de transfert éventuel des droits de propriété tant dans leurs formes privées que dans leurs formes sociales étant conduites « autrement », ou si l’on conserve des bourses refondées à cette fin. Le symbole en tout cas – « un monde sans Wall Street » – conserve toute sa force.

La définanciarisation n’implique certainement pas l’abolition de la politique macroéconomique et en particulier celle de la gestion macro du crédit. Tout au contraire elle en rétablit l’efficacité en la libérant de sa soumission aux stratégies de maximisation de la rente des monopoles. La restauration des pouvoirs des banques centrales nationales, non plus « indépendantes » mais dépendantes à la fois de l’Etat et des marchés régulés par la négociation démocratique des partenaires sociaux, donne à la formulation de la politique macro de crédit toute son efficacité au service d’une gestion socialisée de l’économie.

Au plan international : la déconnexion

Je reprendrai ici le terme de déconnexion que j’ai proposé il y a déjà un demi siècle, auquel la langue contemporaine semble substituer le synonyme de « dé-globalisation/dé-mondialisation ». Je rappelle que je n’ai jamais entendu par déconnexion un repli autarcique, mais une inversion stratégique dans la vision des rapports internes/externes, en réponse aux exigences incontournables d’un développement autocentré. La déconnexion favorise la reconstruction d’une mondialisation fondée sur la négociation, et non la soumission aux intérêts exclusifs des monopoles impérialistes. Elle favorise la réduction des inégalités internationales.

La déconnexion s’impose du fait que les mesures préconisées dans les deux sections qui précèdent ne pourront véritablement jamais être mises en œuvre à l’échelon mondial, ni même à celui d’ensembles régionaux (comme l’Europe). Elles ne peuvent être amorcées que dans le cadre des Etats/nations les plus avancés par l’ampleur et la radicalité des luttes sociales et politiques, s’assignant l’objectif de s’engager dans la voie de la socialisation de la gestion de leur économie.

L’impérialisme, dans les formes qui ont été les siennes jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, avait construit le contraste centres impérialistes industrialisés/périphéries dominées interdites d’industries. Les victoires des mouvements de libération nationale ont amorcé l’industrialisation des périphéries, à travers les mises en œuvre de politiques de déconnexion exigées par leur option en faveur d’un développement autocentré. Associées à des réformes sociales plus ou moins radicales, ces déconnexions ont créé les conditions de « l’émergence » ultérieure de ceux de ces pays qui étaient allé le plus loin dans cette voie, la Chine en tête du peloton bien entendu. Cependant l’impérialisme de la triade, contraint de reculer et de «s’ajuster » aux conditions de cette époque révolue, s’est reconstruit sur des bases nouvelles, fondées sur des « avantages » dont il entend garder le privilège de l’exclusivité et que j’ai classés dans cinq rubriques : le contrôle des technologies de pointe, de l’accès aux ressources naturelles de la planète, du système monétaire et financier intégré à l’échelle mondiale, des systèmes de communication et d’information, des armements de destruction massive.

La forme principale de la déconnexion aujourd’hui se définit alors précisément par la remise en cause de ces cinq privilèges de l’impérialisme contemporain. Les pays émergents sont engagés sur cette voie, avec plus ou moins de détermination évidemment. Certes leur succès antérieur lui-même leur a permis, au cours des deux dernières décennies, d’accélérer leur développement, industriel en particulier, dans le système mondialisé « libéral » et par des moyens « capitalistes » ; et ce succès a alimenté des illusions concernant la possibilité de poursuite dans cette voie, autrement dit de se construire comme de nouveaux « partenaires capitalistes égaux ». La tentative de « coopter » les plus prestigieux de ces pays par la création du G 20 a encouragé ces illusions. Mais avec l’implosion en cours du système impérialiste (qualifié de « mondialisation ») ces illusions sont appelées à se dissiper. Le conflit entre les puissances impérialistes de la triade et les pays émergents est déjà visible, et est appelé à s’aggraver. Si elles veulent aller de l’avant les sociétés des pays émergents seront contraintes de se tourner davantage vers des modes de développement autocentrés tant aux plans nationaux que par le renforcement des coopérations Sud-Sud. L’audace consiste ici à s’engager avec fermeté et cohérence dans cette voie, en associant les mesures de déconnexion qu’elle implique à des avancées sociales progressistes.

L’objectif de cette radicalisation est triple et associe la démocratisation de la société, le progrès social et des postures anti-impérialistes conséquentes. Un engagement dans cette voie est possible, non pas seulement dans les sociétés des pays émergents, mais également dans les « laissés pour compte » du grand Sud. Ces pays avaient été véritablement recolonisés à travers les programmes d’ajustement structurel des années 1980. Leurs peuples sont désormais en révolte ouverte, qu’ils aient déjà marqué des points (en Amérique du Sud) ou pas encore (dans le monde arabe). L’audace consiste ici pour les gauches radicales dans les sociétés en question de prendre la mesure du défi et de soutenir la poursuite et la radicalisation nécessaire des luttes en cours.

La déconnexion des pays du Sud prépare la déconstruction du système impérialiste en place. La chose est particulièrement visible dans les domaines concernés par la gestion du système monétaire et financier mondialisé, comme il l’est par l’hégémonie du dollar. Mais attention : il est illusoire de penser pouvoir substituer à ce système un « autre système monétaire et financier mondial » mieux équilibré et plus favorable au développement des périphéries. Comme toujours la recherche d’un « consensus » international permettant cette reconstruction par en haut relève des vœux pieux et de l’attente du miracle. Ce qui est à l’ordre du jour c’est la déconstruction du système en place – son implosion – et la reconstruction de systèmes alternatifs nationaux (pour les pays continents) ou régionaux, comme certains projets de l’Amérique du Sud en amorcent la construction. L’audace consiste ici à aller de l’avant avec la plus grande résolution possible, sans trop s’inquiéter des ripostes de l’impérialisme aux abois.

Cette même problématique de la déconnexion/déconstruction concerne l’Europe, mise en place comme sous ensemble de la mondialisation dominée par les monopoles. Le projet européen a été pensé dès l’origine et construit systématiquement pour déposséder les peuples concernés des moyens d’exercer leur pouvoir démocratique. L’Union Européenne a été placée dans un régime de protectorat exercé par les monopoles. Avec l’implosion de la zone euro cette soumission qui abolit la démocratie réduite au statut de farce prend des allures extrêmes : comment les « marchés » (c'est-à-dire les monopoles) et les « agences de notation » (c'est-à-dire encore les monopoles) réagissent-ils ? Voilà la seule question désormais posée. Comment les peuples pourraient réagir ne fait plus l’objet de la moindre considération.

Il est alors évident qu’il n’y a pas ici non plus d’alternative à l’audace : « désobéir » aux règles imposées par la « Constitution européenne », comme par la fausse banque centrale de l’euro. Autrement dit déconstruire les institutions de l’Europe et de la zone euro. Telle est la condition incontournable pour la reconstruction ultérieure d’une « autre Europe » (des peuples et des nations).

EN CONCLUSION : DE L’AUDACE, ENCORE DE L’AUDACE, TOUJOURS DE L’AUDACE

Ce que j’ai entendu par audace c’est donc :
- Pour les gauches radicales dans les sociétés de la triade impérialiste l’engagement dans la construction d’un bloc social alternatif anti-monopoles.
- Pour les gauches radicales dans les sociétés des périphéries l’engament dans la construction d’un bloc social alternatif anti-compradore.

Des avancées dans ces constructions, qui prendront leur temps, mais pourraient fort bien s’accélérer dés lors que la gauche radicale en amorcerait avec détermination le mouvement, s’inscrivent nécessairement comme des avancées sur la longue route du socialisme. Il s’agit donc de propositions de stratégies non pas de « sortie de la crise du capitalisme », mais de « sortie du capitalisme en crise » pour reprendre le titre d’un de mes ouvrages récents.

Nous sommes dans une période cruciale de l’histoire. La seule légitimité du capitalisme est d’avoir créé les conditions de son dépassement socialiste, entendu comme une étape supérieure de la civilisation. Le capitalisme est désormais un système obsolète, dont la poursuite du déploiement ne produit plus que la barbarie ; et il n’y a plus d’autre capitalisme possible. L’issue de ce conflit de civilisation est incertain, comme toujours. Ou bien les gauches radicales parviendront, par l’audace de leurs initiatives, à arracher des avancées révolutionnaires, ou bien la contre révolution l’emportera. Il n’y a pas de compromis durable entre ces deux réponses au défi.

Toutes les stratégies des gauches non radicales ne sont en fait que des non-stratégies, c'est-à-dire des ajustements, au jour le jour, aux vicissitudes du système en implosion. Et si les pouvoirs en place veulent, comme le Guépard, « tout changer afin que rien ne change », les candidats de la gauche non radicale croient possible de « changer la vie sans toucher aux pouvoirs des monopoles » ! Les gauches non radicales n’arrêteront pas le triomphe de la barbarie capitaliste. Elles ont déjà perdu la bataille, faute de vouloir la livrer.

De l’audace : il faut pour faire coïncider l’automne du capitalisme, annoncé par l’implosion de son système, avec un authentique printemps des peuples, devenu possible.

REFERENCES :
- Samir Amin, Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ; Le temps des cerises, 2009.
- Samir Amin, Du capitalisme à la civilisation ; Syllepse, 2008.
- Aurélien Bernier, Désobéissons à l’Union Européenne ; Les mille et une nuits, 2011.
- Jacques Nikonoff, Sortir de l’euro ; Mes mille et une nuits, 2011.
- François Morin, Un monde sans Wall Street ; Le seuil, 2011.

* Samir Amin est directeur du Forum du Tiers-monde

* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur Pambazuka News