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En Egypte, les Américains ont accepté et soutenu l’armée et le nouveau gouvernement. Ils ont également essayé de faire pression pour ramener l’islam politique réactionnaire, non par les Frères musulmans mais par les Salafistes. C’est là le plan américain qui ne consiste pas à aider l’Egypte à sortir de la crise, mais bien de faire usage de la crise pour détruire davantage. Parce qu’ils considèrent l’Egypte dangereuse, étant le premier pays émergent depuis le début du 19ème siècle.

La chute de Morsi et la fin du règne des Frères musulmans (Fm) sont survenues comme prévu. Premièrement les Fm ont poursuivi la même politique néolibérale que Moubarak et même pire. Ils ont été incapables de résoudre les problèmes de la population égyptienne.

Deuxièmement, Morsi a été élu grâce à une gigantesque fraude. Des millions ont été dépensés pour acheter des votes. Les Fm ont été mobilisés pour occuper les lieux du scrutin et n’ont pas permis à d’autres de voter, au point que les juges égyptiens qui, habituellement, suivent les votations, étaient dégoûtés et se sont retirés. Malgré cela, l’ambassade américaine et l’Europe ont déclaré l’élection parfaite. Voilà comment Morsi a été élu.

PEU APRES LA CHUTE DE MORSI vous avez fait une déclaration et avait affirmé que ceci était une importante victoire du peuple égyptien. Toutefois, Morsi a été destitué par l’armée et non directement du fait des manifestations de la population. Jusqu’à quel point pouvons-nous dire que c’est une victoire du peuple ?

SAMIR AMIN : Après quelques mois, il a été prouvé que Morsi poursuivait les politiques que le peuple avait rejetées. Le mouvement de Tamarod a lancé une campagne de récolte de signatures, demandant le départ de Morsi et de nouvelles authentiques élections. Vingt-six millions de signatures ont ainsi été récoltées, ce qui est le chiffre exact. Morsi n’a tenu aucun compte de cette campagne. Il fût donc décidé que le 30 juin, exactement un an après son instauration, qu’il y aurait une manifestation. Et la manifestation a été gigantesque. La plus importante de toute l’histoire égyptienne. Trente-trois millions de personnes sont descendus dans la rue du Caire et dans toutes les villes égyptiennes, y compris les petites villes. Lorsqu’on dit 33 millions d’une population totale de 85 millions, cela veut dire tout le monde. Faites la comparaison et imaginez qu’en Chine 500 millions de personnes manifestent toutes, le même jour, dans toutes les villes.

Mais Morsi a répliqué en disant "nous n’acceptons pas la guerre civile". Il n’y a aucun risque de guerre civile parce que 90% de la population est anti-Morsi et Morsi n’a pas réussi à mobiliser, même en distribuant des quantités d’argent, plus de quelques milliers de personnes, ce qui signifie un déséquilibre en sa défaveur. Les médias occidentaux n’en finissent pas répéter les propos de Morsi, "nous allons vers la guerre civile". Mais ceci est ridicule.

Face à cette situation, l’armée a opéré d’une façon très sage et intelligente : ils ont simplement déposé Morsi et l’ont contrôlé ; la présidence a été transféré au président de la Cour constitutionnelle ce qui est la procédure normale pour remplacer un président destitué. Nous verrons ce que ce nouveau gouvernement fera, s’il va se distancer des politiques Morsi ou non, mais le mouvement est en alerte, prêt à répondre.

LE FAIT QUE MORSI a été destitué par les militaires a été perçu de façon très différente : certains ont salué le changement, d’autres l’ont condamné comme étant un pur coup d’Etat militaire. Qu’en pensez-vous ?

SAMIR AMIN : Une telle action de la part de l’armée ne constitue pas un coup d’Etat. Les médias occidentaux ont dit que c’était un coup d’Etat mais ce n’est pas juste, c’est une sage action qui répond aux exigences du peuple égyptien. Je ne vais pas entrer dans des détails que je ne connais pas. Le sommet du leadership de l’armée a été, au cours des trente ans qui ont suivi la mort de Nasser, contrôlé par les Etats-Unis et corrompu par l’argent des Américains et des pays du Golfe et ils ont accepté les politiques de soumission de Moubarak et de Morsi. Mais chacun devrait savoir que l’armée égyptienne n’est pas constituée seulement de ses plus hauts dirigeants mais aussi de milliers d’officiers qui sont restés patriotiques. Ils ne sont pas nécessairement progressistes ou socialistes mais ils comprennent que le peuple ne veut pas de Morsi.

Je connais personnellement le nouveau Premier Ministre, Hazem al Beblawi. Il a été un brillant étudiant en économie. Je ne connais pas son état d’esprit aujourd’hui mais il est capable de comprendre que la poursuite des politiques néolibérales est un désastre. Nous verrons.

COMME VOUS L’AVEZ DIT, l’armée égyptienne est corrompue et a des relations rapprochées avec les Etats-Unis mais cette fois elle s’est ralliée au peuple. Peut-on dire que l’armée a changé de nature ?

SAMIR AMIN : C’est la question que chacun se pose. Nous soupçonnons qu’au sommet de la hiérarchie de l’armée on est proaméricain, mais je ne veux pas m’aventurer dans des détails que je ne connais pas. Qui est Sisi ? Sisi n’est pas nécessairement le pire d’entre eux, je ne sais pas. De toute façon nous jugeons les gens selon leurs actions et non par ceci ou cela que nous ne savons pas. Mais je peux vous assurer que de nombreux officiers ont démontré leur sympathie en circulant parmi les gens de façon très spontanée. Lorsque les soldats sont apparus dans la rue, se rangeant du côté de la population, c’était aussi tout à fait spontané. Nous ne devons pas considérer que l’armée dans son entier est simplement un instrument des Etats-Unis.

JE VOUS PRIE DE NOUS DIRE quelque chose sur le mouvement. Il semble très général. Qui sont ceux qui ont rejoint le mouvement et qu’ont-ils en commun ?

SAMIR AMIN : Ceci est un mouvement large et général qui inclut toute la société. Il rassemble des gens différents qui ont des projets différents et des idées politiques différentes. Il y a ceux de Gauche, ceux du Centre et ceux de la Droite. Ils sont organisés de façon inégale, certains étant mieux organisés que d’autres. La Gauche est représentées par les communistes et le parti socialiste.

Il y aussi un syndicat indépendant de la Gauche représentant les travailleurs. Environ 4 à 5 millions de travailleurs sont organisés par les syndicats qui sont traditionnellement à gauche et qui ont des demandes très précises concernant les salaires, les conditions de travail, les retraites, etc. A Gauche, il y a aussi le mouvement des petits paysans qui résistent au processus de dépossession au profit des riches paysans qui s’est accéléré du fait des politiques néolibérales. Ils sont des composants importants du mouvement.

Il y a quatre ou cinq gigantesques organisations de jeunes gens qui proviennent du bas de la classe moyenne urbaine et des classes populaires. Ce sont eux qui ont commencé Tamarod. Ces jeunes sont politisés, ils discutent continuellement de politique. Ils sont réfractaires aux partis ; ils n’ont confiance ni dans les partis bourgeois, ni les partis démocratiques ou même socialistes. Ils veulent continuer à être indépendants.

Il y a des mouvements de femmes, deux genres de mouvements. L’un est un mouvement de femmes éduquées et instruites - des médecins, des enseignantes, des avocates et aussi des femmes provenant du bas de la classe moyenne, des employées qui exigent des changements au niveau de la loi (je veux dire la loi islamique appelée Sha’ria). Il y a aussi des mouvements de femmes pauvres qui sont des combattantes de premier ordre et qui soutiennent les travailleurs durant une grève, par exemple. Elles organisent leur ravitaillement en nourriture et les protègent des attaques de la police et ainsi de suite.

Il y aussi d’importantes organisations de la classe moyenne - des ingénieurs, des avocats, des juges, des employés de l’Etat, etc.- Ils ont leurs propres syndicats. Ces syndicats ne sont pas à Gauche, pas socialistes, mais démocratiques contre les Frères musulmans et contre la soumission aux Etats-Unis. Il y a aussi des personnalités comme Mohamed El Baradei, qui sont plus ou moins démocratiques, proaméricain, pro néolibéralisme et qui ne comprennent pas le lien entre le libéralisme économique et le désastre social qui mène à la perte de légitimité ou le déficit de démocratie.
Il y a des gens de l’ancien régime qui ont rejoint le mouvement. Ils avaient le sentiment que le mouvement était si puissant qu’ils devaient s’y joindre. Ils ne sont pas vraiment influents au sein du mouvement.

Il y a aussi les salafistes. Les salafistes sont de la même veine que les Fm qui les ont écartés parce qu’ils voulaient le pouvoir pour eux seuls. Raison pour laquelle les salafistes ont rejoint le mouvement. Ils ont une certaine influence dans certains secteurs de la classe moyenne et parmi les très pauvres qui n’ont guère de compréhension de la politique, en particulier dans les zones rurales. Pas plus que cela.

Pour rassembler le mouvement avec un minimum de programme commun, il y a des discussions entre les différents partenaires, particulièrement avec les organisations des jeunes. Il y a un réel besoin pour un programme commun afin de faire face aux défis immédiats. Ce n’est pas un programme en faveur du socialisme, mais un programme qui permette de s’extirper du piège du néolibéralisme en restaurant l’autorité de l’Etat et en commençant à s’éloigner des relations avec les Etats-Unis, Israël et les pays du Golfe dans lesquelles l’Egypte était engluée, pour établir des relations avec d’autres partenaires, en particulier la Chine, la Russie, l’Inde, l’Afrique du Sud afin que nous puissions commencer à mener des politiques indépendantes pour réduire l’influence américaine, israélienne et celle des pays du Golfe.

On peut dire que le mouvement est face à trois tâches. L’une est la justice sociale. Ce n’est pas du socialisme. C’est une série de réformes importantes dans la gestion d’entreprise, la fin de la privatisation, la récupération des entreprises qui ont été vendues à vils prix à des compagnies privées, l’établissement de nouvelles règles pour un salaire minimum, les conditions de travail, du droit du travail - les grèves, etc.- de nouvelles règles pour la participation des travailleurs, pour qu’ils aient leur mot à dire dans la gestion de l’entreprise.

Ces réformes ne sont pas du socialisme mais sont une pierre sur le chemin du socialisme ; elles sont dans l’esprit du socialisme. Pour les petits paysans, elle inclut la protection de la propriété de la terre. Ces exigences sont fortement soutenues par les petites et moyennes entreprises dont le profit a été siphonné par le monopole de compagnies étrangères.

La deuxième est la question nationale de la dignité. Ils veulent un gouvernement qui représente l’Egypte dignement. Ceci signifie un gouvernement indépendant, qui n’accepte pas les ordres des Américains, qui ne s’aligne pas sur Israël dans sa répression des Palestiniens et indépendant des monarchies du Golfe qui sont des alliés de Washington. A cet égard, la Chine a une grande responsabilité. Ce serait magnifique si des gens en Chine disaient franchement "nous sommes avec vous et nous sommes prêts à répondre si vous nous le demandez pour vous aider à résoudre vos problèmes économiques". Une telle déclaration rencontrerait un formidable écho en Egypte. Il y a des slogans sur les murs du Caire qui disent "Nous n’avons pas besoin des Etats-Unis nous pouvons aussi recevoir de l’aide d’autres pays". Nous n’avons pas besoin de l’aide américaine associée à la corruption et à la soumission politique. Ceci s’appelle une politique nationale indépendante qui permet de développer un projet souverain égyptien

La troisième dimension concerne la démocratie. A cet égard, il y a différents points de vue. Il y a ceux en faveur d’élections bourgeoises pluripartistes normales. Mais il y a beaucoup de gens qui pensent que des élections rapides ne sont pas la réponse aux défis, que la démocratie ne signifie pas seulement des élections. La démocratie implique des changements d’attitude, le changement dans les relations ordinaires des gens dans la vie quotidienne. Je pense qu’ils ont raison. En Egypte, les jeunes estiment que la démocratie est la liberté du comportement dans la vie quotidienne, en particulier entre garçons et filles, entre les hommes et les femmes. Peut-être que la majorité des Egyptiens croient en Dieu, ce qui ne signifie pas que, parce qu’ils sont croyants, ils doivent obéir aux ordres des Fm qui les interdisent de vivre librement. C’est ainsi qu’ils comprennent la démocratie. Nous devrions avoir un parlement populaire qui ne soit pas un parlement "élu". C’est un parlement qui rassemble des gens délégués par les organisations qui composent le mouvement, des syndicats, des mouvements de femmes, de jeunes et de divers partis. Ceci serait un authentique parlement, bien plus qu’un parlement d’élus dans lequel la représentation est si inégale et biaisée.

Ceci n’est pas un programme socialiste mais un programme national, démocratique, souverain et progressiste.

QUEL ROLE ont joué les Etats-Unis dans le changement ?

Les Etats-Unis ont soutenu Moubarak jusqu’à la dernière minute. Ils ont aussi soutenu Morsi jusqu’à la dernière minute. Ils n’ont pas arrêté de répéter "le président élu". Mais lorsque les huiles de l’armée ont pris l’initiative de destituer Morsi, les Américains ont accepté, ils ont compris. Bien entendu, ils exercent de fortes pressions sur le nouveau gouvernement pour qu’il poursuive les politiques néolibérales, se soumette au Fmi et à la Banque mondiale. Les gens dans la rue crient "nous ne voulons pas le Fmi, nous ne voulons pas la Banque mondiale". Mais il y a des pressions : ceux qui travaillent dans la gestion financière sont spontanément conservateurs et en faveur du néolibéralisme. Il y a donc lieu de lutter contre eux.

D’une part on peut dire que les Américains ont accepté et soutenu l’armée et le nouveau gouvernement, mais d’autre part ils ont essayé de faire pression pour ramener l’islam politique réactionnaire, non par les Frères musulmans, mais par les Salafistes. C’est là le plan américain qui ne consiste pas à aider l’Egypte à sortir de la crise mais bien de faire usage de la crise pour détruire davantage. Parce qu’ils considèrent l’Egypte, qui a un long passé, dangereuse, parce qu’elle a été le premier pays émergent depuis le début du 19ème siècle et l’un des pays importants émergents du Tiers monde à l’époque de Nasser et de Bandung, en accord avec la Chine, l’Union Soviétique et d’autres pays du Tiers monde.

L’Egypte a joué un rôle important au moment de la libération de toute l’Afrique. Une Egypte indépendante pourvue d’un projet souverain, populaire et progressiste serait un danger pour l’influence des Etats-Unis, non seulement en Egypte, mais dans tout le Moyen-Orient, les pays arabes et dans toute l’Afrique. L’Egypte limiterait l’expansion d’Israël en Palestine. Elle mettrait aussi un terme à l’influence des pays du Golfe.

L’EGYPTE SE TROUVE maintenant dans une autre transition qui n’est pas pacifique. Les confrontations ont coûté des douzaines de vies. Que pensez-vous de tout ce sang répandu ? Quel sera l’avenir de la transition ?

Samir Amin : Bien sûr que ce n’est pas pacifique mais ce n’est pas une guerre civile. Les gens sont hautement politisés. Tout le monde discute quotidiennement de politique dans la rue. Les gens sont actifs. Il s’en suit que des opinions différentes émergent. Les discussions sont parfois correctes et parfois pas si correctes. Mais il n’y a pas de risque de guerre civile parce que le front commun est très large.

Les Etats-Unis, outre les pressions financières et économiques, font usage d’un autre moyen. Ils soutiennent de petits groupes armés qui opèrent comme de vrais terroristes. Ces groupes viennent depuis la Libye. Depuis que la Libye a été détruite par des opérations militaires occidentales, elle est devenue la base de toutes les espèces de jihadistes. Il y a des jihadistes qui viennent du désert et qui sont armés d’équipement lourd, y compris des missiles et qui sont un véritable danger. Egalement, dans la péninsule égyptienne du Sinaï, de petits groupes de jihadistes, soutenus par Israël et les pays du Golfe mènent des actions terroristes. Ceci est rendu possible par le soi-disant "accord de paix" entre l’Egypte et Israël qui limitent le nombre de soldats stationnés dans le Sinaï à entre 700 et 2000, ce qui est dérisoire pour une si grande région.

Le 4 juillet, après la destitution de Morsi, j’ai écrit un document dans lequel je concluais que maintenant le danger provient des impérialistes américains, d’Israël et du Golfe, qui font usage de mercenaires criminels provenant de Libye et de la province du Sinaï. C’est ce qu’il se passe maintenant : du terrorisme et non la "guerre civile"

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS



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** Cet entretien a été accordé par Samir Amin à Beifang (Chine) le 15 juillet 2013

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