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Frantz Fanon demandait de ne pas créer une nouvelle Europe en Afrique, mais plutôt d’œuvrer pour la construction d’un homme nouveau et d’une nouvelle humanité. Mais voilà qu’on pense que gratte-ciel est synonyme de développement et que la destruction du patrimoine architectural signifie progrès. Que n’avons-nous trahi Fanon ? Fama Alloo constate ainsi que «rétrospectivement, c’est particulièrement triste, lorsqu’on regarde autour de soi, de voir la dévastation de notre continent».

J’ai découvert Franz Fanon, non pas en personne, mais en sa qualité d’écrivain, à travers son livre, « Les damnés de la terre » publié par Penguin en 1961. C’était à l’université de Dar Es Salaam alors que j’étais jeune et sans expérience du monde et des mouvements pour le changement. Je n’en avais pas conscience à l’époque, mais pour les experts de ce mouvement sur le campus, j’étais en passe d’être recrutée pour croire en un monde meilleur. Les livres de Frantz Fanon, « Les damnés de la terre » et « Peau noire masques blancs » ont été les deux livres qui m’ont été donnés à lire parmi d’autres.

Tout ce dont je me souviens c’est qu’il y avait une préface de Jean Paul Sartre qui se faisait le champion des travaux de Fanon " un classique de l’anticolonialisme dans lequel le Tiers Monde se retrouve et se parle à lui-même au travers de sa voix". J’étais curieuse de savoir ce qu’était ce Tiers Monde dont il parlait. Plus tard, j’ai découvert que Sartre avait aussi des histoires intéressantes à raconter sur la façon dont les humains vivent et j’ai lu ses livres aussi. Plus récemment, j’ai eu le privilège de rencontrer la fille de Fanon, Mireille, lors du Forum Social Mondial où nous expérimentons d’autres mondes possibles.

Fanon parlait de la révolution algérienne. Il provenait de la Martinique mais avait étudié en France. Il encourageait les hommes à décoloniser leur esprit et, heureusement pour lui, je n’étais pas encore réveillée en tant que femme ! Dans ce domaine, c’était un monde d’hommes qui incluait les femmes. C’est toujours le cas aujourd’hui, sauf que les femmes en ont maintenant davantage conscience.

" Lorsque j’ai cherché des hommes dans le style et la technique de l’Europe, je ne vois qu’une série de négations et une avalanche de meurtres", est une des phrases de son livre qui figure dans mon agenda depuis cette époque. Son appel retentissait : "Camarades fuyons ces mouvements statiques où graduellement la dialectique devient une logique d’équilibre…" Il a constamment parlé de la manière dont les Européens étaient spirituellement égarés et demandait une réhumanisation du monde.

Fanon faisait appel au "Tiers Monde afin qu’il commence une nouvelle histoire de l’Homme… Une Histoire qui n’escamote pas les crimes de l’Europe… qui consiste en un déchirement pathologique de ses fonctions et l’émiettement de son unité…"Alors que je lisais ces pages et son analyse psychiatrique de la société européenne, je me souviens, qu’elle faisait sens. Nous, en Tanzanie, passions par le processus de décolonisation de l’esprit dont parlait Ngugi wa Thiongo et que Mwalimu Julius Nyerere n’éludait pas dans ses politiques de Ujamaa et dans la Déclaration d’Arusha.

Ces propos ont pris forme alors que nous construisions nous-même les écoles de nos enfants et étions convaincus qu’il fallait élever le niveau de la société au travers de l’instruction des adultes, ce qui nous amenait à faire de l’enseignement dans des usines et des communautés de paysans. Mwalimu parlait de casser les barrières entre le travail mental et le travail manuel. Nous avons cru que nous ferions la différence et avons pris sur nous de reconstruire la nation - un rêve en train de se matérialiser, c’est ce dont nous avions le sentiment.

Frantz Fanon a alimenté cet espoir pour une aube nouvelle lorsqu’il disait qu’il ne fallait pas créer une nouvelle Europe en Afrique. Car, soulignait-il, les Européens sauraient mieux le faire que les Africains. Pour dire aussi que "si nous devons essayer de créer un Homme nouveau et une nouvelle humanité" alors l’Europe n’est pas le modèle". Il évitait de faire des concessions aux Européens et répétait qu’il ne fallait pas compromettre les principes fondamentaux.

Rétrospectivement, c’est particulièrement triste, lorsqu’on regarde autour de soi, de voir la dévastation de notre continent. Nous ne pouvons pas dire que nous ne savions pas par manque de littérature contemporaine, car les intellectuels de l’époque nous ont donné matière à réflexion sur la manière de sortir du colonialisme et du danger de l’esprit colonisé. Mais il semble que cela nécessite une vie toute entière - si même on s’en sort.

Est-ce parce que nous dirigeants ne lisent pas ? Sûrement pas. Pourquoi pensent-t-ils que gratte-ciel est synonyme de développement ? Pourquoi croient-ils que la destruction du patrimoine architectural signifie progrès ? Pourquoi pensent-ils qu’inviter OTAN à bombarder son pays est la solution pour se défaire des dictateurs ? Pourquoi ont-ils le sentiment qu’inviter des soldats étrangers pour gérer des troubles domestiques et des rebelles, comme ils les désignent, est une solution pour le continent ? Par le passé nous avons été subjugués par des armes supérieures. Nous avons donné de la verroterie et avons pris des Bibles. Mais maintenant que disons-nous ?

Fanon a étudié en France et a été victime du racisme et en est parti croyant que le problème c’est le système. D’autres écrivains de son époque croyaient la même chose. Ils ont rempli leur tâche en couchant leurs pensées sur le papier afin que la prochaine génération comprenne l’histoire et les atrocités commises sur le continent. En célébrant Frantz Fanon nous faisons aussi notre part en remettant l’histoire à l’ordre du jour africain afin que nul n’oublie.

* Fatma Alloo est la fondatrice de Tanzania Media Women Association (TAMWA) – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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