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Construite plus de trois siècles après que les Portugais se soient établis à Elmina, la Maison du Brésil constitue une forme tardive d’architecture, construite non pas par les Portugais eux-mêmes, mais par leurs esclaves revenus au pays de leurs ancêtres après des générations passées en esclavage au Brésil. A la différence des forteresses pour esclaves qui, tout au long de la côte Atlantique africaine, ne proposent que perte et fin, la Maison du Brésil offre un récit de continuité, un retour vers un futur différent.

Les voyelles nasales et pourtant glissantes du portugais parlé par les Brésiliens résonnent dans le deuxième étage de la maison du Brésil à Jamestown, au Ghana, manifestation d’une langue qui a subi quelques changements subtils pendant qu’elle se développait de l’autre côté de l’Atlantique. Le portugais brésilien s’est au cours du temps défait du "ton sec" de son pays d’origine, le Portugal, se relâchant dans une langueur tropicale au rythme de la vie brésilienne. [1]

Bien que le Portugais ne soit pas parlé par l’actuelle communauté afro-brésilienne à Accra, ses vestiges se trouvent encore dans leur musique, gardant les mêmes chants qui avaient été chantés dans les drames brésiliens « bumba-meu-boi » [2] Naturellement, un siècle et demi après leur arrivée, les paroles portugaises chantées par les Afro-brésiliens ont perdu leur signification en même temps que leur prononciation correcte, adoptant la façon Ga, avec des voyelles lourdement accentuées. Le nom même de ces Afro-brésiliens qui revenaient au Ghana, appelés Tabon, est la version locale de "ta bom ?" ou "esta bom" qui toutes deux signifient "est-ce que tout va bien?" avec, en réponse, l’affirmation que tout va bien [3]

Il est très probable que la société, à prédominance Ga, ait accepté les nouveaux venus en raison de la langue portugaise, parce que le pidgin portugais a été la langue du commerce précoloniale le long de la côte d’Accra. A la fin du 15ème siècle, avec l’établissement du château de St Georges d’Elmina, les Portugais ont ouvert la région au commerce, créant le premier secteur maritime international de l’économie de la Côte d’Or. [4]

En l’espace d’un siècle, de l’autre côté de l’Atlantique, les Portugais ont établi un système économique puissant et sans précédent. Bien avant que la traite des esclaves à grande échelle atteigne les Caraïbes et l’Amérique du Nord, les Portugais transportaient les Africains en grand nombre pour travailler dans les plantations du nord-est brésilien. L’esclavage est le fil conducteur de l’empire atlantique portugais et a été le moteur de pratiquement toutes les activités économiques de ses colonies sud américaines.[5]

Le système brésilien se caractérisait par des plantations sur une grande échelle, fondées et contrôlées par des familles qui ont défriché la terre, créé les plantations, acquis les esclaves afin d’assurer leur expansion et leur continuité. Les premiers colons portugais différaient de tous les autres colons européens de leur époque en raison de leur mobilité élevée, l’adhésion à leur nouvelle société et leurs mariages interraciaux généralisés. [6] Ces trois caractéristiques ont créé au Brésil un environnement social et physique qui a par la suite permis aux colonisateurs portugais d’établir des plantations possédées par des familles dans tout le Brésil. En tant que pionniers, les Portugais ont montré l’exemple, établissant des schémas de relations et de lignes de commerce, leur langue devenant la lingua franca dans l’Asie côtière, dans une partie de l’Afrique et au Brésil jusqu’au 18ème siècle. [7]

A l’instar de la langue portugaise qui a subi des changements en prenant une forme locale dans le Ghana précolonial, du fait des Afro-brésiliens, l’architecture, sous forme de forteresses et de maison côtières a reflété l’influence portugaise sur le paysage local. Construite plus de trois siècles après que les Portugais se soient établis à Elmina, la Maison du Brésil constitue une forme tardive d’architecture, construite non pas par les Portugais eux-mêmes, mais par leurs esclaves revenus au pays de leurs ancêtres après des générations passées en esclavage au Brésil. Selon l’historien en architecture brésilienne, Nestor Reis, les années précédant leur retour en Afrique, est connue comme étant la renaissance grecque de l’architecture au Brésil, sous l’impulsion de la cour royale portugaise. [8]

Parmi ces Afro-brésiliens de retour, nombreux étaient ceux qui, rentrant en Afrique de l’ouest avec des qualifications professionnelles, apportaient du savoir et des compétences en matière de construction. Formés comme bâtisseurs d’architecture baroque dans les villes de Recife, Bahia, et Rio de Janeiro, le legs de ces compétences et leur façon de vivre afro-brésiliennes est toujours bien visible dans le quartier brésilien de Lagos, Popo Aguda et, dans une moindre mesure, sur Brazil Lane à Accra.

L’histoire de la Maison du Brésil est celle d’une maison qui a connu différentes vies, chacune portant l’empreinte de l’histoire urbaine d’Accra. Sa naissance en 1836 sur Brazil Lane, à Jamestown, traduit le résultat d’une alternative à la traite des esclaves transatlantiques, fournissant abri et sécurité aux individus dont les ancêtres avaient été emmenés comme esclaves loin de l’Afrique et qui y revenaient comme Afro-brésiliens libres.

Construite à l’origine en pierres rouge/brun, assemblées avec du mortier de glaise local, l’architecture de la maison en est venue à devenir un témoin de l’histoire locale et transatlantique, changeant avec le temps et avec l’occupant.

Ce texte repose sur ce qu’il est convenu d’appeler "une géographie critique de l’architecture", une façon de comprendre l’architecture par la voix non seulement des acteurs (architectes, planificateurs) mais aussi des utilisateurs (habitants). A travers cette maison, les changements dans le centre urbain peuvent être retracés et établis dans une culture fluide. En d’autres termes, c’est la Maison du Brésil qui nous raconte l’histoire de la croissance d’Accra.

L’arrivée des Tabons, nom par lequel ces familles afro-brésiliennes et leurs descendants à Accra sont connues, a eu lieu au cours de la période où la partie côtière d’Accra était divisée en territoires hollandais, danois et britannique. Habillés de haut de forme, de manteaux soigneusement cousus et parlant couramment le portugais, les Tabons étaient des artisans, des bâtisseurs, des commerçants, des tailleurs, des architectes et des fermiers entre autres professions nombreuses. Considérés comme des hommes et des femmes modernes, il s’étaient totalement intégrés dans leur société d’accueil des Otublohum Gas dans la partie hollandaise d’Accra.

S’étant vu attribuer une bande de terre située le long de la côte, dans une position stratégique entre les forteresses hollandaise et britannique, le site lui-même est révélateur de la position d’intermédiaire des Tabons, autant sur le plan économique que sociopolitique. Avec une arrière-cour orientée vers le port de pêche de Jamestown - le point d’entrée et de départ stratégique du Ghana pour le commerce sur la côte jusqu’au milieu du 20ème siècle - et les ouvertures de leur maison directement accessibles depuis les principales rues de Jamestown, ces demeures de Brazil Lane, en raison de leur situation, les ont impliqués profondément dans le fonctionnement du commerce local et d’outre-mer.

La structure la plus ancienne de la Maison du Brésil a été construire par Mama Nassu, un vieillard respecté qui faisait partie du groupe des revenants, et est la première jamais construite sur ce bout de terre. A l’intérieur de ces murs, la famille Nassu s’est rapidement aggrandie, la première génération de ses enfants se mariant dans la famille royale d’Otublohum, s’intégrant encore davantage dans la société locale.

Dans les années 1850-1860, Accra a été le témoin de l’apparition d’une caste d’entrepreneurs composés de chefs, d’hommes d’affaire et de petits commerçants, travaillant pour et par l’intermédiaire d’Européens à Accra, pendant que les années 1870 ont été une période au cours de laquelle ils ont pu exercer leurs nouvelles compétences dans un commerce différent et à la croissance rapide.

L’avènement de la Révolution industrielle a poussé de nombreux manufacturiers à se tourner vers l’Afrique de l’Ouest pour les cerneaux et l’huile de palme, utilisés comme lubrifiant machines et comme ingrédient principal dans la fabrication du savon et de la margarine. [9]

L’arrière-cour de la Maison du Brésil, le port de Jamestown, devint un site vital pour unz nouvelle flotte de bateaux à vapeur dont le service plus rapide et la capacité supérieure de transport de marchandises a stimulé le commerce et a entraîné les économies locales de l’Afrique de l’Ouest à intégrer davantage le courant du système capitaliste mondiale.

En quarante ans de vie sur la Brazil Lane, la famille de Mama Nassu s’est étendue par l’union de sa fille et d’un membre royal du clan de Otublohum. Ses petits-enfants ont commencé à vivre avec leur double identité, celle des Otublohum et celle des Tabon. Cette génération a été le témoin de la naissance d’une ville d’Accra profondément différente et de son expansion effrénée, l’amenant à s’adapter d’une façon aussi bien caractéristique des Brésiliens que de la société Ga.

On vivait l’amorce d’un changement dans le système économique jusque là basé sur la richesse en personnes – esclaves -, pour aller vers une richesse fondée sur la terre et la propriété. Le déclin du premier système, en accord avec la Gold Coast law anglaise, et la croissance rapide du second résultant du commerce avec l’Outre-mer, se reflète concrètement lorsque Kofi Acquah, le petit-fils de Mama Nassu, démolit le bâtiment originel à un étage de la Maison du Brésil, pour la reconstruire en plus grand, sur deux étages qui ont été ensuite loués à des commerçants étrangers pour cinquante ans.

Kofi Acquah nomma la nouvelle structure la "maison Warri", du nom du port nigérian où il avait travaillé pendant de nombreuses années, acquérant aussi bien du capital qu’une bonne appréciation de l’architecture afro-brésilienne construite par ceux qui étaient revenus du Brésil pour s’établir au Nigeria.

La Maison du Brésil au Nigeria représentait un symbole de la modernité et un reflet de la situation économique de l’époque. La maison à un étage, avec ses deux trois chambres modestes, n’était plus perçue par la population locale comme un signe extérieur richesse. Leur nouvelle approche du commerce avec l’outre-mer se traduisait dans la construction de maisons à deux étages, recouvertes de stucs fait de ciment et d’une toiture de tôle ondulée importés. [10]

De la même manière, l’émergence dans le paysage d’Accra des constructions à deux étages des marchands étaient la manifestation hardie d’un pouvoir défiant les structures à un étage des rois et des chefs locaux. Au final, les changements intervenus dans le domaine de la religion, des structures familiales, de l’économie et de la politique ont fait que les Nigérians qui montaient dans l’échelle sociale ont choisi comme nouvelle demeure une Maison brésilienne.[11]

L’ère des locations se termine en 1974, lorsque la petite-fille de Mama Nassu, Adélaïde Apponsah Acquah, revint avec son mari, William Lutterodt, dans la Warri House, pour y élever sa famille. A cette époque, la grande municipalité d’Accra commençait à prendre la forme de la vision nationaliste du premier président du Ghana, Kwame Nkrumah. Le développement d’un mouvement architectural tropical moderne, par le travail des urbanistes et des architectes a affecté Jamestown d’une façon remarquable - transfert du port dans la nouvelle capitale industrielle, Tema - la reléguant pour toujours à la fonction de centre de la vieille ville.

La famille Lutterodt suivra le chemin de la transformation urbaine lorsque le chef de famille, William Lutterodt, déplaça sa famille à Tema en raison d’un emploi prestigieux dans l’administration, laissant la Maison du Brésil à d’autres descendants de la famille Nassu. Warri House devient le foyer d’un nombre croissant de locataires à la recherche d’un logement devenu rare à Jamestown. Au cours des trente années qui ont suivi, la structure physique de la Maison du Brésil commença à se détériorer avec l’augmentation du nombre de résidents par ménage, dans une partie de la ville très densément peuplée. En 2001, Warri house était devenu un espace submergé qui, à des fins de rentabilité, avait été divisé en petites parties partagées entre 84 locataires.

Au début de juin 1999, plusieurs acteurs s’impliquèrent dans un projet de restauration de la Maison du Brésil pour donner une nouvelle destinée au bâtiment. Encouragé par la visite du président Lula du Brésil en 2005, le projet est soutenu par l’ambassade du Brésil, avec l’appui financier de compagnie du secteur privé ghanéen et brésilien. Travaillant de concert avec l’Ong ghanéenne Gamada (Ga Mashie Redevelopment Agency), Unesco Ghana et les propriétaires de la Maison du Brésil, les porteurs du projet ont, en l’espace de huit ans, restauré et reforgé la maison, installant aussi un musée Tabon au rez-de-chaussée.

Rebaptisée la Maison du Brésil, l’expression culturelle de l’actuelle structure exprime la mémoire bien au-delà des propriétaires actuels, incarnant les souvenirs non intentionnels comme dans l’histoire de toutes les maisons habitées.

Le projet de restauration de la Maison du Brésil a transformé celle-ci de résidence familiale ou de maison de location, en un musée de l’héritage. Dans cette perspective, elle incarne l’idée d’un musée devenu emblème de la mémoire, donnant un sentiment de permanence qui va à l’encontre de la notion des Tabons d’appartenance, par opposition au déracinement et au déplacement généré par le circuit de l’esclavage. L’héritage, dans ce contexte, devient une force puissante qui permet de jeter un regard pour évaluer les pertes et les perturbations auxquelles il faut, dans une certaine mesure, apporter remède, par l’exposition de leur épanouissement dans la société ghanéenne florissante.

En tant qu’héritage tangible [12], la Maison du Brésil, située dans Brazil Lane, peut être conceptualisée d’abord comme un paysage urbain de la mémoire reflétant l’identité Tabon. De plus, dans le contexte de la diaspora afro-brésilienne, la maison est puissant instrument de nostalgie et d’envie d’authenticité, impulsant le désir des Tabons d’explorer leurs racines et leurs origines. Il est important ici d’évoquer l’ancien ambassadeur du Brésil, Serra, qui relevait le contraste entre le paysage des forteresses à Jamestown et les maisons construites pour loger les esclaves. Si la restauration des forts et leur déclaration comme sites historiques manifestent l’identité européenne des constructeurs, le projet de la Route de la traite des esclaves de l’Unesco place la Maison du Brésil comme plateforme anticoloniale, pour que les objets coloniaux deviennent sujets.[13]

L’intégration dans la maison de diverses références à ceux qui ont bâti cet héritage, à l’instar de plaques biographiques qui commémorent des membres éminents de la communauté Tabon, la distingue des forteresse pouresclaves. Ici des noms et des visages d’esclaves et de leurs descendants sont présentés, à côté d’histoires qui éclairent leur vie et les réussites qui ont suivi leur réinstallation.

A la différence des forteresses pour esclaves qui, tout au long de la côte Atlantique africaine, ne proposent que perte et la finitude, la Maison du Brésil offre un récit de continuité, un retour vers un futur différent.

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** Mae-ling Lokko est doctorante en architecture au Centre for Architecture, Science and Ecology à New York. Elle est d’origine philipino-ghanéenne. Elle vit entre Accra et New York et poursuit ses recherches sur la question de la durabilité des villes africaines. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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NOTES

[1]Wilcken, Patrick (2004) Empire Adrift: The Portuguese court in Rio De Janeiro, 1808-1821. London: Bloomsbury. p. 46

[2]Schaumloeffel, Marco Aurelio. (2008) Tabom-The Afro-Brazilian community in Ghana. Barbados: Lulu. p. 4

[3] Bob-Milliar, George M. Chieftaincy, Diaspora, and Development: The Institution of the Nkosuohene in Ghana. African Affairs. 108/433. p. 10

[4]van Kessel, I. (2002) Merchants, Missionaries and Migrants:300 years of Dutch-Ghanaian Relations. Ghana: Sub-Saharran Publishers. p. 20

[5]Wilcken, Patrick (2004) Empire Adrift: The Portuguese court in Rio De Janeiro, 1808-1821. London: Bloomsbury. p. 182

[6]Freyre, Gilberto. (1964) The Masters and the Slaves- a study in the development of Brazilian civilization. New York: Knopf.

[7]Feinberg, Harvey M. (1989) Africans and Europeans in West Africa- Elminians and Dutchmen on the Gold Coast during the eighteenth century. Philadelphia: American Philosophical Society
Reis, Nestor (1970) Quadro de Arquitetura no Brazil.. Sao Paolo: Editora Perspectiva.

[8]Reis, Nestor (1970) Quadro de Arquitetura no Brazil.. Sao Paolo: Editora Perspectiva.

[9]Dumett, Raymond. (1983) E. African Merchants of the Gold Coast, 1860-1905—Dynamics of Indigenous Entrepreneurship. Comparative Studies in Society and History. Vol. 25. No.4. p. 667

[10]Mabogunje, Akin L. Lagos—Nigeria’s Melting Pot. Nigeria Magazine. No.61L128-155. 1961
[11] Vlach, John Michael. The Brazilian House is Nigeria: The Emergence of a 20th- Century Vernacular House Type. The Journal of American Folklore, Vol. 97. No. 383 (Jan-March 1984). p.13

[12]Tangible or material heritage refers to physical fabric of the built environment such as natural landscapes, settlements, buildings and monuments. Graham, Brian & Howard, Peter (2008) The Ashgate Research Companion to Heritage and Identity. Hampshire: Ashgate Publishing Limited. p.4

[13] UNESCO The Slave Route Newsletter. La route de l’esclave. September 2000. No.1