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L’œuvre du premier président ivoirien, Félix Houphouët Boigny, oscille entre le meilleur et le pire, selon Augustin Douoguih. Il lui trouve le mérite d’avoir bâti un Etat stable et prospère, mais lui reproche un style de gouvernance qui a pu «produire» un Alassane Dramane Ouattara, l’«étranger» qui dispute aujourd’hui le pouvoir à Laurent Gbagbo, pour le second tour de la présidentielle qui aura lieu le 28 novembre.

La célébration du cinquantenaire de la Côte d’Ivoire est une réflexion sur ce premier demi-siècle d’indépendance du pays. Cette réflexion, pour Augustin Douoguih, se résume en réalité à l’analyse de la politique du premier président ivoirien, le rôle de cette politique dans la crise que traverse la Côte d’Ivoire et les enseignements qu’il faut tirer de cette crise.

Si Félix Houphouët-Boigny avait dirigé un pays occidental ou un pays beaucoup plus grand que la Côte d’Ivoire, tel que la Chine, l’Inde ou le Brésil, il serait aujourd’hui une référence internationale à l’image d’un Nelson Mandela, et pas seulement de sa Côte d’Ivoire natale. Il avait un rare génie politique qui lui a permis, dans le contexte historique de son temps, de mettre la France suffisamment à l’aise pour lui donner une marge de manœuvre qui lui a permis de faire de la Côte d’Ivoire la première économie de la sous-région et de mettre en place un système d’éducation susceptible d’armer les futures générations pour revendiquer leur vraie souveraineté.

Les Ivoiriens sont donc en droit de rendre un vibrant hommage au président fondateur Houphouet-Boigny. Mais un hommage ne peut être vraiment crédible et sincère que s’il reconnaît les faiblesses humaines de son sujet. Il faut donc analyser quelques-unes des qualités de l’homme qui lui ont permis de mettre son pays au premier plan dans la sous-région, mais également quelques compromis ou compromissions qui auraient pu hypothéquer l’avenir du même pays qu’il aimait tant, et voir dans quelle mesure les deux aspects de l’homme peuvent avoir contribué à la crise des dix dernières années ou aider le pays à s’en sortir.

1. Le génie politique
Le Président Houphouet-Boigny a réussi dans un contexte post colonial très difficile à convaincre la France que sa politique de développement de la Côte d’Ivoire était compatible avec les intérêts de la France. Mais il a réussi cet exploit non seulement parce qu’il a perçu la nécessité d’apaiser l’ancienne puissance coloniale, mais surtout parce qu’il avait une vision claire de ce qu’il voulait pour son pays. Cette vision était basée sur son amour pour son pays et sa connaissance de la Côte d’Ivoire profonde. En sa qualité de médecin africain, il a exercé son métier dans le milieu rural, en particulier dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Il a donc vécu avec les réalités quotidiennes des paysans et s’est imprégné de leurs aspirations profondes. Il connaissait parfaitement le système français aussi pour avoir servi comme député et ministre sous la Quatrième République française.

Le vrai génie d’Houphouet-Boigny consiste à avoir su utiliser sa connaissance de son pays et de l’ancien colonisateur pour articuler une vision de l’avenir de son pays, élaborer un programme pour aider à atteindre cette vision et à négocier une formule de collaboration avec la France qui a permis le développement économique de la Côte d’Ivoire. Il savait aussi que pour un développement économique et une prospérité durables, il faut former des cadres compétents dans un climat de paix et de solidarité. C’est pour cette raison qu’il prêchait inlassablement la solidarité et la paix à ses concitoyens. Et quoi que l’on puisse dire d’autre de la politique d’Houphouet-Boigny, depuis son ascension à la présidence de la République à l’indépendance jusqu’à sa mort, la Côte d’Ivoire était en paix et prospère malgré la crise des années 1980, même si la solidarité, elle, a toujours été un peu suspecte.

2. Le prix de la stabilité
Il n’est pas trop osé d’argumenter que la stabilité de la Côte d’Ivoire sous Houphouet-Boigny a été acquise à un prix fort. Dans presque tous les postes importants du gouvernement, il y avait des Français soit en position de responsabilité, soit en qualité de conseillers incontournables. La conséquence immédiate de cette situation était qu’en cas de conflit entre les intérêts de la Côte d’Ivoire et ceux de la France, ce sont les intérêts de cette dernière qui l’emportaient. Souligner cet aspect de la politique d’Houphouet-Boigny n’est pas nécessairement le critiquer ; il est possible, voire probable, qu’il n’avait pas le choix, mais c’était néanmoins une faiblesse de la formule Houphouët ! Cette politique a marginalisé pendant longtemps les cadres ivoiriens dont certains ont développé un complexe d’infériorité vis-à-vis des Français et des Européens en général.

Le président Houphouët avait également une politique de grande ouverture pour les Africains d’autres pays. Cette politique a attiré beaucoup de ces Africains, dont certains ont occupé des postes de très haute responsabilité dans le gouvernement ivoirien. Cette politique, louable du reste, a, par moments, créé chez l’Ivoirien, la méfiance vis-à-vis de ses compatriotes et une confiance souvent injustifiée, en l’étranger.

Finalement, pour mieux asseoir son pouvoir et accomplir ce qu’il jugeait être dans l’intérêt de son pays, Houphouët a eu recours au parti unique et à la dictature, même si cette dictature était plutôt pacifique et souvent éclairée. Beaucoup de décisions économiques se prenaient maintes fois sans l’avis des responsables ivoiriens à qui incombait directement la responsabilité de telles décisions. De façon plus générale, des décisions politiques étaient prises sans un débat franc et ouvert, même quand un intérêt vital du pays était en jeu. Il n’est pas nécessaire d’être un opposant ou un adversaire d’Houphouët-Boigny pour admettre que les conditions dans lesquelles il a négocié et géré la stabilité de la Côte d’Ivoire étaient susceptibles de causer la crise que ce pays vit depuis bientôt dix ans.

3 - Les causes de la crise et les perspectives d’avenir.
Sans rentrer dans les détails de la crise que traverse la Côte d’Ivoire, il est aisé d’argumenter que sans attribuer la totalité de la crise au Président Houphouët-Boigny, les aspects de son régime que nous venons d’évoquer ont contribué à sa sévérité. En effet, s’il avait un système politique avec une opposition réelle où un débat franc et ouvert était permis, du moins en ce qui concerne les questions de sécurité nationale, il n’aurait jamais pu nommer un Burkinabè comme Premier ministre; le Parlement ne l’aurait pas accepté et son gouvernement le lui aurait déconseillé.

Dans les débats qui ont servi de cadre à l’élaboration de la constitution américaine et qui ont été consignés dans ce qui est connu en Amérique sous le nom de «Federalist Papers» les auteurs raisonnaient, en ce qui concerne la magistrature suprême, que le candidat a besoin d’être américain de naissance et d’avoir grandi dans le pays pour au moins deux raisons :
(1) pour qu’il connaisse le pays dont il sera appelé à défendre les intérêts et
(2) pour que ses compatriotes, y compris ceux qui ont grandi avec lui, puissent le juger et le comparer aux autres candidats. Les Ivoiriens savent que l’actuel président, Laurent Gbagbo, a passé trente ans dans l’opposition et a connu l’exil et la prison sans jamais revendiquer ou avoir recours à la violence. Henri Konan Bedié non plus n’a pas eu recours à la violence pour défendre son régime quand les militaires lui ont arraché le pouvoir. Seul l’ancien Premier ministre d’Houphouët-Boigny, Alassane D. Ouattara, a encouragé, revendiqué et rationalisé la violence en Côte d’Ivoire. Qui lui en a donné l’opportunité?

Le complexe d’infériorité vis-à-vis des Français et la méfiance de certains Ivoiriens envers leurs compatriotes et leur aise avec les étrangers expliquent en partie que ces Ivoiriens aient parié contre le président Gbagbo dans sa résistance à la France et leur soutien au burkinabè Alassane Ouattara même lorsque son origine étrangère est maintenant bien établie. La crise que traverse la Côte d’Ivoire aurait certainement eu lieu parce qu’elle provient de la volonté de l’ancienne puissance coloniale d’empêcher sa nouvelle ouverture vers d’autres partenaires étrangers, mais il lui aurait été certainement plus difficile de recruter et instrumentaliser un Ivoirien prêt à mettre le feu à sa propre maison.

Quelles sont donc les perspectives d’avenir ? Je suis optimiste quant à l’issue de la crise et à l’avenir de la Côte d’Ivoire. Nul ne peut prédire l’avenir mais, si le pays sort de cette crise pour continuer son évolution vers une réelle émancipation politique et économique pour atteindre enfin sa vraie souveraineté, ce sera à cause de deux gros atouts dont seule l’histoire donnera les vrais dimensions : Félix Houphouët-Boigny et Laurent Gbagbo.

Le président Houphouët-Boigny, malgré les aspects moins positifs de son régime, fut un homme politique qui a dominé son temps par son amour pour son pays, son génie politique et sa vision exceptionnelle. La Côte d’Ivoire a eu la chance de l’avoir comme premier président car il a mis en place les bases d’un développement économique solide et soutenable. La Côte d’Ivoire a eu aussi la chance d’avoir Laurent Gbagbo comme président pendant cette période de crise non seulement pour défendre l’acquis de la politique de son prédécesseur, mais surtout pour bâtir sur cet acquis et conduire la Côte d’ivoire à sa vraie souveraineté basée sur un modèle de développement économique qui utilise les ressources humaines et naturelles du pays et s’appuie sur la méritocratie comme instrument de recrutement et de promotion des cadres.

La Côte d’Ivoire a la chance de l’avoir parce que, un président africain francophone qui n’a pas de comptes bancaires à l’étranger, qui n’a pas de château ou d’hôtel particulier en France, c’est rare. Encore rare est ce président africain dont le pouvoir ne repose pas sur son ethnie. Le président Gbagbo a toutes ces qualités et bien d’autres encore. Il incarne toutes les qualités de l’Ivoirien dont rêvait Houphouet-Boigny pour arracher la souveraineté et l’indépendance économique aux puissances occidentales. La Côte d’Ivoire est bénie pour avoir eu Laurent Gbagbo pour continuer et améliorer la politique d’Houphouet-Boigny.

* Augustin Douoguih, avocat, est membre des Barreaux de New York et de Washington, DC, membre de l’Association du Barreau Américain

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