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Changer l'esthétique de la frontière en racontant de vraies histoires

La chaîne de montage journalistique travaille trop vite pour pouvoir prendre le temps d'écouter et de voyager. Il est beaucoup plus facile de remplir un studio avec une série d'appels téléphoniques, en invitant des politiciens, des techniciens et des experts à la recherche de visibilité. Comment est-il possible nous n'ayons pas encore vu une interview de survivants des naufrages de Lampedusa ?

Ces derniers quatre jours, après le naufrage de Lampedusa, j'ai été interviewé et cité par les principaux médias internationaux. Du Corriere della Sera à l' Espresso, du Monde à l'agence Ansa, de la Rai à Sky en passant par beaucoup d'autres. Pourtant, je ressens un sentiment de tristesse. Tout cela me semble un petit théâtre dans lequel la pensée hégémonique admet une seule voix hors du chœur, pour en ressortir encore plus forte. Peut-être la vérité est-elle que pour changer le récit de la frontière il n'y a pas besoin d'autres experts. Mais de récits, d'histoires, de sujets.

Comment est-il possible nous n'ayons pas encore vu une interview de survivants? Que nous n'ayons pas entendu les paroles de leurs proches qui les attendaient à bras ouverts dans des villes partout en Europe ? Est-il possible que nous ne sachions rien du deuil qui a frappé les quartiers d'Asmara pour leurs trois cents enfants avalés par la mer ?

Rien, leur voix n'est pas là.

La chaîne de montage journalistique travaille trop vite pour pouvoir prendre le temps d'écouter et de voyager. Il est beaucoup plus facile de remplir un studio avec une série d'appels téléphoniques, en invitant des politiciens, des techniciens et des experts à la recherche de visibilité. Ainsi, les véritables protagonistes de l'histoire restent seulement l'objet de nos conversations et ne sont jamais le sujet, le narrateur. Ils n'ont pas de parole, pas de nom, pas de raisons. Et ils n'ont donc aucune dignité. Il n'y a que les images de leurs corps fatigués et nus au moment de leur débarquement à parler pour eux.



Voilà, je crois que tant que la presse ne commencera pas à opérer ce changement de perspective, l'approche coloniale et raciste de l'opinion publique ne sera pas supprimée. Et après le premier jour d'émotion, nous lirons à nouveau les tartines sur les marchands de chair humaine, les nouveaux esclaves vendus au trafic des méchants passeurs, les millions de pauvres qui assiègent la forteresse, prêts à envahir le monde civilisé avec toute leur charge de faim et de désespoir, et les propositions habituelles des politiciens, divisés entre ceux qui veulent plus de navires militaires et ceux qui, plus civilement, proposent de les aider chez eux.



Puis le silence retombera. Et dans ce silence, des milliers d'autres aventuriers affronteront à nouveau la mer. Et tout recommencera depuis le début. Mais encore une fois, nous ne serons pas en mesure d'entendre, ni ne serons en mesure de discerner au milieu de ce désordre la configuration réelle du plus important mouvement de désobéissance civile aux lois insensées sur l'immigration et la mobilité de la forteresse Europe.



On ne peut qu'espérer qu'au moins nos enfants seront en mesure de voir. Parce que si jamais la paix reviendra un jour un Méditerranée et si jamais il y aura libre circulation, les morts d'aujourd'hui deviendront les héros de demain et on écrira des romans et on fera des films sur eux et leur courage. Dommage, car nous aurions pu commencer dès d'aujourd'hui à raconter ces histoires, pour changer l'esthétique de la frontière, et pour éviter que des milliers de personnes aient encore à mourir pour nous faire ouvrir les yeux et les frontières.

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** Gabriele del Grande, né à Lucca en 1982, est un journaliste indépendant et écrivain italien. Il collabore à L’Unità, Redattore Sociale et Peace Reporter (Traduit par Fausto Giudice - source : tlaxcala-int.org)

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