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MISRATAH – Durant la nuit, dans la cour de la prison, on entend le son de la mer. Ce sont les vagues de la Méditerranée, à une centaine de mètres du centre de détention. Nous sommes à Misratah, à 210 km à l'est de Tripoli, en Libye. Les prisonniers sont des réfugiés érythréens : 600 personnes, âgés de 20 à 30 ans, dont 58 femmes et plusieurs enfants et bébés. Arrêtés au large de Lampedusa ou dans la banlieue de Tripoli, ils sont oubliés dans cette prisons depuis deux ans, sans procès. Ce sont les premières victimes de l’accord italo-libyen contre l'immigration. Leur faute ? Avoir tenté de rejoindre l'Europe afin de chercher asile. Plongée dans leur vie, leurs espoirs et leurs peurs et leurs désillusions.

La diaspora érythréenne passe par Lampedusa et Malte. Depuis 2005 au moins 6.000 réfugiés de l'ancienne colonie italienne ont débarqué sur les côtes siciliennes, en fuyant de la dictature de Isaias Afewerki. La situation à Asmara est toujours critique. Amnesty International dénonce harcèlement et arrestations des opposants et des journalistes. Et la tension avec l'Éthiopie reste élevée, de sorte que 320.000 Erythréens sont contraints au service militaire à durée indéterminée, dans un pays qui compte 4,7 millions d'habitants. Chaque année, des milliers désertent l'armée et se fuient. La plupart s’arrêtent au Soudan: où il y a plus de 130.000 réfugiés Erythréens. D’autres traversent le Sahara, la Libye et enfin atteignent la Méditerranée en quête de l'Europe.

La première fois que j'ai entendu parler de Misratah c’était au printemps 2007, au cours d'une réunion à Rome avec le directeur du Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) de Tripoli, Mohamed al Wash. Quelques mois plus tard, en juillet 2007, grâce à une association érythréenne, nous avons réussi à contacter téléphoniquement un groupe de prisonniers érythréens. Ils se plaignaient des conditions de surpeuplement, du manque d'hygiène, et de la précarité de leur état de santé, en particulier pour les femmes enceintes et les bébés. Ils accusaient aussi certains agents de la police de harcèlement sexuel sur les femmes. À l’époque, Amnesty International avait déjà exprimé sa profonde préoccupation pour le risque d’expulsion des Érythréens arrêtés en Libye. Le 18 septembre 2007, la diaspora érythréenne organisa des manifestations dans les principales capitales européennes en demandant leur libération.

Le directeur du camp, le colonel ‘Ali Abu ‘Ud, connaît bien les rapports internationaux sur Misratah, mais les nie : «Tout ce qu'ils vous ont dit c’est faux" dit-il fièrement. Il siège en veste et cravate, derrière un bouquet de fausses fleurs dans son bureau, au premier étage. De la fenêtre, je vois une cour avec plus de 200 détenus. Abu 'Ud a visité en juillet 2008 certains centres d'accueil en Italie, avec une délégation libyenne. Il parle de Misratah comme d’un hôtel cinq étoiles par rapport aux autres centres de détention libyens. Et probablement il a raison ...

Après une longue insistance, avec un collègue de la radio allemande, Roman Herzog, il nous permet de parler aux réfugiés érythréens. Nous descendons dans la cour et nous divisons. Moi j’interview F., un refugié âgé de 28 ans, qui a passé 24 mois de sa vie dans cette prison. Pendant qu'il parle, je me rends compte que je ne suis pas en train de l'écouter. En fait, je cherche tout simplement à m’imaginer à sa place. Nous avons à peu près le même âge, mais lui il est en train de jeter dans la poubelle les meilleures années de sa vie, oubliées dans cette prison.

Dans le coin opposé de la cour, Roman réussit à parler à un réfugié loin des agents de la sécurité qui nous suivent partout et traduisent tout au chef. Il s’appelle S.. Il parle librement: "Mon frère, nous sommes dans une mauvaise situation ici, nous sommes torturés, mentalement et physiquement. Nous sommes ici depuis deux ans et on ne connait pas notre avenir. Vous le voyez vous-même, Regardez!". Entretemps, l'interprète les rejoint et informe le colonel, qui interrompt l'entretien et demande à S. s’il ne veut pas rentrer en Érythrée.

Roman invite les réfugiés à marcher vite vers les chambres avant que le directeur les interrompt à nouveau."Nous sommes tous des Érythréens - il continue -. Je suis rentré en Libye en 2005. Nous demandons l'asile politique, par rapport à la situation chez nous. Mais le monde ne s’intéresse pas à nous. Il n'est pas facile rester deux ans en prison, sans aucun confort. Nous sommes en prison, nous ne sommes pas autorisés à voir le monde extérieur. Tout ce dont nous avons besoin, c'est la liberté ".

À l'intérieur de la chambre, il y a 18 personnes assises par terre, sur des couvertures et des matelas sales. La chambre mesure quatre mètres sur cinq. Il n'y a pas de fenêtres. "Elle est trop surpeuplée, dit S. Nous ne pouvons pas voir la lumière du soleil et il n'y a pas d'air. En été, il fait très chaud, et les gens tombent malades. Et en hiver c’est la même chose, il fait très froid la nuit". La chambre à côté est plus grande, mais il y a beaucoup plus de personnes, toutes des femmes et des enfants. Il est trop tard pour parler avec eux.

Les agents de la sécurité atteignent Roman et interrompent son travail. Ils veulent qu’il parle avec un réfugié qu'ils ont choisi. "Je suis aussi un détenu", dit il à mon collègue, qui malgré tout refuse et commence à parler avec un autre réfugié. Il s’appelle J., il a 34 ans et il dit qu'il a été dans 13 prisons en Libye: "Certains d'entre nous ont fait quatre ans ici. Moi j'ai passé trois ans dans cette prison. Nous sommes dans la pire des situations. Nous n'avons pas commis de crimes, nous demandons l'asile politique. Au moins qu’ils nous disent pourquoi ! Personne nous informe. Que va-t-il se passer pour nous ? Même le HCR ne nous parle pas. J'ai perdu l'espoir ... Je faiais 60 kg quand je suis entré, maintenant mon poids est de 48 kg, imaginez pourquoi .. "

Le colonel Abou Ud suit la conversation avec l'aide de l'interprète. Il ne peut plus supporter la scène : "Est-ce que vous voulez rentrer en Érythrée ?", demande-t-il à J. "Je préfère plutôt mourir comme tout le monde ici", lui répond-il. Le directeur, en colère, commence à menacer: «Si vous voulez rentrer en Érythrée, nous vous rapatrions aujourd’hui même".

"Ils nous interdisent de parler avec vous», explique J. à Roman. Le directeur, furieux, crie à l’interprète : "Dites-leur qu'ils seront tous retournés". Il s’approche à Roman et lui ordonne : «Terminé !». Roman proteste tandis que deux agents nous tirent par les bras vers la sortie.

Avant de quitter la cour, le colonel crie à tous les réfugiés: «Si vous vous sentez maltraités ici, nous organisons votre retour immédiatement. Vous avez déjà refusé de retourner dans votre pays, c'est pourquoi vous êtes ici. Mais chacun de vous est libre de rentrer chez lui ! Qui veut rentrer en Érythrée ? ". "Personne!", répond la foule. "Vous avez vu ! », lance le colonel à Roman - Maintenant, nous avons vraiment fini."

Nous montons de nouveau dans le bureau du directeur. Avec une voix nerveuse, il essaie de nous convaincre de son engagement. L'ambassade érythréenne a envoyé deux fois ses fonctionnaires, afin d'identifier les prisonniers. Mais les réfugiés ont refusé de les rencontrer. Ils ont même organisé une grève de la faim. Compréhensible, je pense, étant donné qu'ils seraient persécutés dans leur patrie. Et la Libye devrait l’avoir déjà compris le 27 août 2004, quand un vol d'expulsion vers l'Erythrée fut détourné vers le Soudan par ses propres passagers.

Mais le concept de l'asile politique n'est pas clair pour les autorités libyennes. Dans leur esprit, ils ne font que des patrouilles pour la frontière européenne. Et s’ils prennent des Érythréens ou des Nigérians, ils ne voient pas de différence. Tant que les réfugiés érythréens refusent de retourner dans leur pays, ils vont rester en prison. Sauf s’ils ont la chance d'être réinstallés en Europe par le HCR, ou s’ils parviennent à s'échapper.

Haron a 36 ans. Il a laissé son épouse et ses deux enfants en Érythrée, pour fuir en 2005, après 12 années de service militaire non rémunéré. Après deux ans passés dans la prison de Misratah, la Suède vient d’accepter sa demande de réinstallation. Il va quitter la Libye trois jours après notre visite, le 27 Novembre 2008, avec un groupe de 26 réfugiés érythréens de Misratah, y compris des femmes. La réinstallation est la seule carte que le HCR peut jouer en Libye.

Les 34 premières femmes érythréennes partirent de Misratah en Novembre 2007 et furent réinstallées en Italie. Pour Rome, c’était la première réinstallation de réfugiés depuis la crise du Chili en 1973. Mais l'opération fut censurée par le bureau de presse du ministère italien de l'Intérieur, afin d'éviter toute controverse possible avec les parties
xénophobes de la droite.

Depuis lors, plus de 150 réfugiés ont été transférés de Misratah vers l’Italie (70), la Roumanie (39), la Suède (27), le Canada (17), la Norvège (9) et la Suisse (5). La personne qui me donne ces chiffres s’appelle Oussama Sadiq. Il est le coordonnateur des projets de International Organisation for Peace Care and Relief (Iopcr). Une importante ONG libyenne qui prétend être non-gouvernementale, même si d’anciens fonctionnaires du ministère de l'Intérieur et de la Sécurité y travaillent. L’Iopcr est tellement influent que le HCR a accès à Misratah sous sa couverture.

Oui, dans un pays traversé chaque année par des milliers de réfugiés Érythréens, Soudanais, Somaliens et Éthiopiens, le HCR compte moins qu'une ONG. En fait, la Libye n'a jamais signé la convention des Nations unies sur les réfugiés, mais permet au HCR de travailler sur son territoire, même sans accord officiel. Lutter pour la libération des réfugiés détenus à Misratah pourrait briser ce faible équilibre diplomatique. C'est pourquoi le HCR préfère faire profil bas, en évitant de critiquer la Libye.

De toute façon la majorité des prisonniers n'ont aucune chance d'être réinstallés par le HCR. Pour eux la seule voie de sortie c’est la fuite. C’est l’histoire de Koubros. Je le rencontre sur l'escalier de l'église de San Francesco, près de Dhahra, à Tripoli, après la messe du vendredi matin.

Un groupe d'Érythréens en file attendent l’ouverture du bureau de Caritas. Koubros a passé un an à Misratah. Il avait été arrêté à Tripoli lors d'une rafle dans le quartier Abou Selim, mais a réussi à s’échapper de l'hôpital où il avait été conduit après être tombé malade en prison. Une fois de retour à Tripoli, il a de nouveau été arrêté et emmené à la prison de Twaisha, près de l'aéroport international. Certains amis ont recueilli 300 dollars et ont corrompu un policier qui l’a laissé sortir. Assis à côté de lui, Tadrous, un autre Erythréen qui vient d'être libéré de la prison de Surman. Lui, ils l’ont pris en mer, sur un bateau en route pour Lampedusa, et l’ont condamné à 5 mois de prison. Il est venu à Caritas pour chercher un docteur, ayant attrapé la gale en prison.

Nous lui demandons de nous accompagner à Gurgi, dans la banlieue de Tripoli, là où vivent les Érythréens. L’idée lui paraît trop dangereux. Les réfugiés vivent cachés dans la ville. Notre présence pourrait alerter la police et causer une rafle. Yosief n’est pas d’accord avec lui. Il vit dans une zone différente. Nous le suivons.

Le taxi s'arrête dans une rue près de Shar'a Ahad 'Ashara, à Gurgi. L'appartement où on va appartient à une famille tchadienne qui loue les deux petites chambres au premier étage à sept Érythréens. Nous enlevons nos chaussures avant d'entrer. Par terre il y a des tapis et des couvertures. Dans la chambre, ils dorment à cinq. La télévision, reliée à la grande parabole sur le toit, montre les vidéos de chanteurs érythréens. C'est un endroit sûr, disent-ils, car l'entrée de la maison passe par le salon de la famille tchadienne qui vit ici depuis longtemps. Les réfugiés viennent d’emménager là après les dernière rafles policières à Shar'a 'Ashara. Maintenant, quand ils entendent la sirène de la police, ils ne s’inquiètent plus. Ils nous offrent du chocolat, une sauce tomate et du pain, une 7-Up et du jus de poire.

Nous continuons à parler de leurs expériences dans les prisons libyennes. Chacun d'eux a été arrêté au moins une fois. Et chacun est sorti grâce à la corruption. Il suffit de payer 200 à 500 dollars à un policier et ils te libèrent. L'argent arrive avec Western Union par le réseau de solidarité de la diaspora érythréenne qui vit en Europe et en Amérique.

Robel aussi a passé un an à Misratah. Il nous montre son certificat de demandeur d'asile délivré par le HCR. Il est valable jusqu'au 11 mai 2009. Mais ce papier ne lui permet guère d’avoir confiance : "Un de mes amis a été arrêté et la police a déchiré le certificat sous ses yeux." Il nous montre un appel à la communauté internationale qu’ils avaient écrit à Misratah, avec un groupe de six étudiants Érythréens.

Sur le mur, près du poster de Jésus, je vois la photo d'une petite fille. Quelqu'un a écrit à côté son nom : Delina. Je la connais. Elle jouait ce matin sur les escaliers de l'église, avec Tadrous. Elle aussi va risquer sa vie en mer. "L'important, c'est d'arriver dans les eaux internationales", nous explique Yosief. Les intermédiaires Érythréens (dallala) qui organisent la traversée ont des réputations différentes. Il y a ceux sans scrupules et d’autres à qui vous pouvez faire confiance. Mais le risque reste toujours élevé.

Je ne peux manquer d’y penser durant mon vol de retour à Malte. Confortablement assis et un peu ennuyé, je lis sur mon carnet d'adresses les e-mail des Érythréens rencontrés à Tripoli. Il y a un mois, un ami Ethiopien m'avait donné le numéro de téléphone d'un gars bloqué à Tripoli après avoir échoué la traversée de la mer. Il s’appelle Gibril. J'ai essayé de l'appeler plusieurs fois, mais son téléphone cellulaire était toujours éteint. J’entends encore l’écho du message automatique en arabe. J'espère qu'il est en sécurité quelque part en Italie ou en Libye. Et pas...

Bonne chance, Delina.

(Mes remerciements à Roman Herzog qui a contribué à cet article, et sans lequel il n’y aurait pas eu ce voyage)

* Gabriele Del Grande est journaliste italienne. Elle collabore avec l’Observatoire italien sur les victimes de l’immigration

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